L’irrégularité des échanges et les différences ou les étranges similitudes avec la conversation ordinaire se sont amplifiées dans la seconde moitié du XXe siècle, au point que certains textes développent une parole « en lambeaux ». Le système d’adresses fait entrer le spectateur dans le jeu et fragilise les échanges entre les personnages partenaires.
Le dialogue est considéré comme un marqueur central du genre théâtral. On attribue même à Louis Jouvet cette considération sur la simplicité de l’échange théâtral : « Je te parle, tu me réponds ». À l’examen, la circulation de la parole et le système énonciatif, sont plus complexes que des échanges « façon ping-pong » (à toi, à moi) pourraient le laisser supposer.
Innovations et désordres
Plusieurs éléments ont modifié les règles d’un dialogue équilibré et le système de « partage des voix ». En premier lieu, la forme théâtrale a accueilli généreusement les monologues et autres prises de paroles sans adresse à un personnage partenaire. Peut-être pour des raisons économiques ou sous l’influence du genre romanesque, les monologues et les « seul(e) en scène » se sont répandus. Le partenaire de substitution, parfois désigné comme tel, est devenu le public, en général muet, mais devenu le réceptacle direct de toutes les plaintes, proférations, confidences et justifications.
Roger Planchon à propos de "Par-dessus bord" de Michel Vinaver (Ina)
Dans un registre opposé, Michel Vinaver écrit la plupart de ses œuvres (Par-dessus bord, en 1972, par exemple) sous forme d’écheveaux et de croisements de répliques, plutôt brèves, où la proximité des énoncés et l’éloignement des réponses créent des ambiguïtés de sens et d’éventuels phénomènes sonores ou musicaux. Ces systèmes d’adresse complexes induisent une façon différente pour l’acteur de prendre en charge les répliques et de les écouter.
Extrait de "Dans la solitude des champs de coton" de Bernard-Marie Koltès et mis en scène par Patrice Chéreau (Ina)
Même quand il existe encore deux personnages, ceux-ci peuvent prendre tour à tour la parole si longuement que la notion de « réplique » se dissout. Ainsi, Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès (1986), est l’exemple d’un échange entre le Dealer et le Client où chaque énoncé est longuement développé et suit des règles rhétoriques visibles.
En supprimant les réponses ou en les différant, les auteurs donnent à l’énonciation initiale une valeur nouvelle, comme si celle-ci n’avait plus besoin d’un récepteur identifié pour exister théâtralement. L’échange perd une partie de son intérêt, et dans certains cas, il n’est même plus envisagé. Le célèbre « Est-ce à moi que ce discours s’adresse ? » des Femmes savantes (qu’on pourrait traduire aujourd’hui par « c’est à moi que tu causes ?) n’est plus un effet rhétorique destiné à vérifier faussement l’adresse de la parole. Littéralement, il arrive qu’on ne sache plus toujours à qui l’énonciateur parle, et la réplique, autrefois adressée à un partenaire désigné et nommé, au public, à Dieu ou à (son) bonnet, se dissout dans le vide et l’ambiguïté.
Effacement des personnages
Ces effets sont plus apparents encore quand l’énonciateur n’est pas plus nommé que le récepteur. La suppression des noms de personnages, leur remplacement par des lettres ou des tirets (chez Nathalie Sarraute, par exemple, ainsi que chez bien d’autres auteurs de la fin du siècle) ou la suppression pure et simple de toute désignation effective, rend les répliques incertaines, comme si personne n’était à leur origine et personne à leur destination. On peut y voir les signes d’une incommunicabilité persistante, comme ça a été beaucoup dit, ou de la manifestation de solitudes infinies, comme chez Beckett. Formellement, cela revient à donner toute l’importance à des paroles en lambeaux, à des énoncés errant en quête de destinataire, plus qu’aux êtres humains qui les prononceraient ou à leurs doubles, les personnages.
La suppression des liens entre les répliques et ceux qui les prononcent ou ceux qui les écoutent change la forme théâtrale. On ne cesse pas forcément de parler sur scène pour dire quelque chose et pour faire avancer l’action, mais les discours ont beaucoup perdu de leur crédibilité et de leur pertinence immédiate.
« Noëlle Renaude, "écrire le théâtre aujourd'hui"... », « UNE SAISON AU THÉÂTRE » par Joëlle Gayot (France Culture)
À l’opposé, des auteurs comme Valère Novarina et Noëlle Renaude, par exemple, multiplient les silhouettes nanties d’une identité ou en tout cas d’un patronyme. Mais ceux-ci n’apparaissent que très brièvement, parfois pour ne prononcer qu’une courte réplique. Ces déséquilibres affichés annulent l’importance qu’on pourrait accorder à ces figures, puisqu’ils ne développent rien de conséquent dans la fable et que leurs interventions ressemblent à autant de fragments.
La multiplication des personnages désamorce la place centrale qu’ils occupent habituellement au théâtre. Dans cette configuration, le langage l’emporte encore sur les effets psychologiques ou narratifs. Le lien entre celui qui parle et ce qu’il dit, très éphémère, annule toute interprétation réaliste. D’autre part, le spectateur ne risque pas de s’identifier à des silhouettes qui ne sont que « de passage » dans la fiction ou sur le plateau.
Fragilisation du langage et inventions lexicales
Dans les années 1950, il est arrivé que le langage soit mis directement en cause pour sa fragilité, son ambiguïté, et le fait qu’il ne peut pas être tenu pour fiable dans des échanges devenus automatisés. Eugène Ionesco n’a cessé de dévoiler les failles de la langue, du lexique, aussi bien que de la syntaxe, par exemple dans La Cantatrice chauve ou dans La leçon. Les lapsus, à-peu-près ou calembours, sont le matériau central du dialogue, parfois inspiré de l’apprentissage standard d’une langue étrangère.
Eugène Ionesco au micro de Jacques Chancel, "Radioscopie" (1973) (Radio France)
Peu d’auteurs ont développé comme lui une telle obsession linguistique. De son côté, Beckett s’est amusé brièvement dans Fin de partie, de l’analogie trompeuse entre coite et coït, avec d’autres intentions. À quelques exceptions près, notre théâtre contemporain n’a guère repris ces anciennes tendances, venues parfois des surréalistes.
Il n’existe pas davantage de propension à caractériser la langue d’un personnage par un accent ou des provincialismes qui pourraient lui donner un statut social apparent. Il n’existe guère, d’ailleurs, de personnages « populaires », à proprement parler, dans le théâtre français, bien qu’on doive prendre en considération les théâtres de Serge Valletti (pour le Sud) et de Daniel Lemahieu (pour le Nord) !
Le traitement de la langue, et par exemple son caractère « poétique », existe au théâtre plutôt dans la globalité du travail d’un auteur que dans la recherche de qualification d’un personnage. La langue d’une œuvre théâtrale, essentielle dans notre Histoire, se distingue toujours par ses écarts avec la norme linguistique d’usage, comme nous en fait souvenir Valère Novarina.
- CORVIN Michel, Marchons ensemble, Novarina ! (Vade mecum), Paris, Les Solitaires intempestifs, 2012
- RYNGAERT Jean-Pierre, (dir.) Nouveaux territoires du dialogue, Paris, Actes Sud-Papiers, 2005
- VINAVER Michel, Écritures dramatiques, Paris, Actes Sud, 1993