LABORATOIRE [la.bɔ.ʁa.twaʁ] n.m. — Formé savamment (1620) sur le supin du latin laborare (labourer). ◊ SYN. : Studio, atelier, expérimentation, recherche. ◊ ANT. Urgence, productivité, pression, résultat, «horrible machine à fabriquer des spectacles» (Jacques Copeau).
1) Terme né dans le contexte de l’alchimie, qui fait de l’art de la transmutation un travail pénible (labor) ; il passe ensuite dans le domaine scientifique quand se généralisent les méthodes quantitatives issues de la pharmacie (1620) et de la physique expérimentale. Il désigne le local adapté où se réalisent les expérimentations et les recherches (1671), et de ce fait déborde dans d’autres champs, notamment artistiques : laboratoire d’un peintre en émail (1727), cabinet de travail d’un homme de lettres (1765), laboratoire d’aquafortiste (1887).
2) Il est pleinement intégré au monde de l’art, interrogé et théorisé, quand les grands réformateurs du théâtre moderne affirment sa nécessité dans un domaine artistique en crise du fait de ce qu’ils jugent comme une dépendance trop grande à la demande, et donc en proie à une routine mortifère :
Où réaliser nos projets et quelle forme leur donner ? Ils exigeaient un travail de préparation en laboratoire qui ne pouvait trouver place dans un théâtre comme le nôtre, avec ses représentations quotidiennes, ses devoirs multiples et un budget strictement prévu et calculé (Constantin Stanislavski).
Ce n’est pas avec les « grands théâtres » que les hommes nouveaux cultiveront leurs rameaux créateurs, c’est au contraire dans les cellules (« studios ») que naîtront les idées nouvelles. C’est de là que sortiront les hommes nouveaux (Vsevolod Meyerhold).
Le Studio du Théâtre d’Art, confié en 1905 à Meyerhold par Stanislavski pour y renouveler les méthodes de création du Théâtre d’Art et se frotter à la nouvelle dramaturgie symboliste, est en effet le premier laboratoire théâtral du monde (Lew Bogdan). C’est là que s’invente, non sans malentendus, un espace-temps inédit dans la pratique théâtrale, un studio, ni théâtre prêt à fonctionner, ni école pour débutant, mais laboratoire d’expériences pour artistes plus ou moins formés (C. Stanislavski).
Ainsi, le terme « laboratoire », issu du monde des sciences avant tout, mais aussi du domaine des arts plastiques, affirme la nécessité et interroge la possibilité d’une activité spécifique de recherche artistique, en marge de celle de la production.
Le peintre a son studio, le scientifique son laboratoire de recherche, mais l’artiste de théâtre nulle part où il puisse mener sa recherche (Edward Gordon Craig).
C’est pour combler ce manque que se multiplient à partir de 1910 des expériences pionnières. C’est d’abord la formidable aventure des quatre Studios du Théâtre d’Art, fondés et animés par Stanislavski, Leopold Soulerjitski, Evgueni Vakhtangov, Mikhaïl Tchekhov, Richard Boleslavski et d’autres laborantins. Le but premier est d’y mettre à l’épreuve les hypothèses de Stanislavski visant à construire une démarche méthodique de travail de l’acteur sur lui-même, dans sa formation comme dans son processus créatif.
Une poignée de comédiens sérieux construisent un temple sur la place du marché (Bertolt Brecht).
De son côté, Meyerhold ouvre avant et après la révolution russe une série de laboratoires-écoles qui font du jeu de l’acteur, et plus largement du spectacle, le produit d’un montage concerté assumant la conventionnalité de la technique théâtrale. Des recherches très proches occupent Edward Gordon Craig, à l’École de l’Arena Goldoni de Florence, ou Jacques Copeau dans son École du Vieux Colombier à Paris puis en province, dans une communauté de vie et d’expérimentation.
Ce qui fédère ces aventures, c’est un double travail :
- une recherche archéologique de lois fondamentales du théâtre, non pas comme chez Stanislavski au sein du processus psycho-physique de l’acteur individu, mais dans ce que Meyerhold appelle « les époques authentiquement théâtrales », c’est-à-dire dans des traditions et des conventions de jeu, qu’il s’agit non pas de reconstituer, mais de revivifier ;
- une réinvention de traditions nouvelles, à partir de ce que l’entraînement sur ces gammes peut révéler de lois : le corps dans l’espace, le mot-mouvement, le masque, le jeu avec le proscenium, etc.
Ainsi, à partir de ses recherches sur la commedia dell’arte, Jacques Copeau cherche à inventer une nouvelle comédie improvisée, fondée sur la construction par chacun des élèves-laborantins d’un nouveau personnage fixe, en phase avec la vie du XXe siècle.
De son côté, Meyerhold reprend après la révolution les petits scénarios d’exercices qu’il a imaginés, pour les épurer de toute anecdote et ne plus en faire que des séquences permettant de travailler chez l’acteur son rapport au partenaire, à l’objet, à l’espace, ses capacités rythmiques, son aptitude à décomposer chaque micro-mouvement en trois phases : préparation, action, réaction, etc. Et cela va donner naissance aux exercices de biomécanique.
Cinquante ans après, Eugenio Barba reprend ces deux voies expérimentales dans son laboratoire d’Holstebro, en imaginant des sessions de recherche réunissant ses propres acteurs, formés au training psycho-physique hérité de Grotowski, et des acteurs-danseurs orientaux. En confrontant les deux traditions, il entend découvrir des « principes-qui-reviennent », non pas dans les formes esthétiques des spectacles, mais dans ce qu’il nomme le pré-expressif, c’est-à-dire les conditions premières de la présence de l’acteur, son acculturation à un corps-esprit extra-quotidien.
C’est finalement l’enjeu même du laboratoire de l’acteur : se détacher du résultat, pour se focaliser sur le processus.
3) Quel laboratoire aujourd’hui ?
Laboratoire est devenu un terme à la mode, une parole magique (Ferdinando Taviani, 1982).
Imaginons que vous assistiez à une séance du laboratoire. (…) Vous allez dire : « Mais que font ces gens ? Quelle est cette activité bizarre ? » Parce que, quand même, ça a l’air sérieux, ce qu’ils font… (Anatoli Vassiliev).
Le désir de laboratoire artistique procède d’une double postulation, sans contradiction:
- l’impératif de création, d’invention et de recherche d’un langage singulier, qui dans la modernité définit la posture même de l’artiste ;
- cette tension à la « table rase » appelle en retour la tentative d’inventer une tradition par la publication des résultats de la recherche en direction d’une communauté soudée par ce partage et par le sentiment de ne pas avoir à « sans cesse recommencer à zéro » (C. Stanislavski).
Le laboratoire ne peut remplir sa fonction expérimentale que par la construction d’un espace-temps singulier essentiel au processus de recherche :
- un temps long délié des pressions de la production et des impératifs de résultat ;
- un espace isolé, équipé, propice à une concentration et une modélisation du processus créatif ;
- une mise à l’écart du public, permettant les essais, les errements, les échecs, sans dommages.
Le laboratoire artistique pourrait se définir par un protocole, dont quelques critères décisifs seraient:
- la délimitation d’un objet précis d’expérimentation, conditionnant la durée et les modalités d’une investigation menée à fond et en conscience (Edward Gordon Craig) ;
- le fait que cette recherche est déliée des impératifs immédiats de la production (ce ne sont pas les répétitions pour un spectacle) ;
- un temps, un espace, un collectif et des financements spécifiques sont dévolus à cette expérimentation.
Le rapprochement avec un autre type de laboratoire, le laboratoire universitaire, pourrait, comme cela se fait dans d’autres pays, garantir la dimension de recherche du projet expérimental, c’est-à-dire à la fois l’engagement concret dans une démarche artistique et le recul critique sur cette démarche, sur ses échecs comme sur ses acquis.