« Le cirque, c’est un spectacle familial, "tout public" ». La remarque, généralement lancée de toute évidence, trottine sur la piste sans faiblir. Elle se retrouve aussi en estampilles à longueur de brochures de saison. Les créateurs du Nouveau cirque ont eu beau bousculer les traditionnels clichés, ce paradigme reste solidement planté dans l’imaginaire collectif.
Les chiffres, complices zélés de toute démonstration, le confirment. Selon les statistiques, seules 4,5% des créations de cirque sont étiquetées spécifiquement « pour enfance ». Pourquoi donc alors s’interroger sur le cirque destiné au jeune public ? La question serait réglée puisqu’inutile… A moins qu’elle ne soit juste impensée. L’émergence d’un cirque contemporain qui, par son propos et sa dramaturgie, vise les adultes, renouvelle en effet de facto la problématique de l’adresse aux publics jeunes.
La rue et le cirque plutôt tout public
Autrice : Anne Quentin
Stradda n°32, juil. 2014
De quel(s) cirque(s) parle-t-on ?
Pour cerner le sujet, observons d’abord les arts de la piste, qui se déclinent aujourd’hui au pluriel et se caractérisent par une diversité de genres et d’esthétiques. A grands traits, on pourrait distinguer cirque classique, néoclassique et contemporain, mais également de / en rue. L’adresse à l’enfance diffère d’un genre à l’autre. L’une des particularités du cirque (partagée avec les arts de la rue d’ailleurs), c’est que la présence des enfants appartient à la tradition. Elle peut relever aussi d’un choix éthique : la revendication d’art rassemblant les générations est portée par certains qui s’inscrivent ainsi contre les mœurs embourgeoisées du théâtre et leur logique d’exclusion. Tout comme d’autres revendiquent de créer des spectacles pour les adultes, non recommandés aux enfants.
Le cirque, un art consubstantiellement lié à l’enfance
Par delà les différences esthétiques et la notion même d’adresse, le cirque s’enracine profondément dans les plis de l’enfance, chez les artistes comme chez le spectateur.
Les agrès, « partenaires de jeu » du circassien, ne sont-ils pas un prolongement des jouets ? Les disciplines ne rappellent-elles pas l’expérience des jeux d’enfance ? Faire de la balançoire, chercher l’équilibre/le déséquilibre, marcher sur un muret, le rebord d’un trottoir, grimper à un arbre, lancer des osselets, bondir sur son lit, sauter à la corde, tomber… Les mouvements qu’imposent le trapèze, le fil, les balles de jonglage, le trampoline ou le mât renvoient à ces mises en jeu du corps et des objets.
Les processus de création arpentent aussi les territoires de l’enfance, du jeu ludique au jeu créatif. « C’est en jouant, et peut-être seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif », souligne Donald W. Winnicott1 , pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais. Bernard Kudlak, cofondateur de Cirque Plume, le dit à sa manière : « Le cirque est indéfectiblement lié à l’enfance. Parce qu’il a été un temps un spectacle pour enfants. Parce que le cirque utilise très largement le jeu libre de l’enfant, essence de la créativité, qui s’exprime de façon toute-puissante et illimitée : le cirque existe exactement dans cette liberté enfantine de penser un monde sans limite et de vouloir à tout prix le faire vivre. Jouer à être infini. Voilà le cirque ».
- 1In Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, 1975, p. 76.
Rejouer l'enfance du monde
Auteur : Bernard Kudlak
Stradda n°12, avril 2009
Pour le public adulte, le cirque renoue également le lien à l’enfance. Pas seulement parce qu’il a pour beaucoup un délicieux goût proustien, exaltant des réminiscences d’autant plus enchanteresses que patinées par le souvenir. Il touche « cette enfance jamais et à jamais perdue, qui nous habite encore et toujours et dont la présence en nous, intime, nous accompagne, notre vie » selon la jolie formule du pédopsychiatre Patrick Ben Soussan2 . Il agit aussi par effet kinesthésique : il réveille les sensations éprouvées autrefois en jouant et révèle aux spectateurs les ressentis qu’ils ont perdu, avec d’autant plus de force que ces sensations sont liées aux grandes symboliques humaines (équilibre, déséquilibre, chute, vertige, gravité, peur…). Par sa nature même enfin, le cirque est proche de la pensée magique des enfants. Il fait en effet spectacle de la transgression des lois universelles de la pesanteur, des limites physiques et sociales qui régissent ordinairement les corps et cernent la condition humaine. Il sape les frontières de la normalité et donne concrétude à d’autres mondes possibles. Il procède fondamentalement d’une recherche de la toute-puissance, qui s’incarne dans la quête du dépassement. C’est le langage de l’extraordinaire devenu réalité ! Le cirque amène ainsi le public à être en état d’enfance, à (re)trouver la toute puissance créatrice de l’imaginaire et du jeu, qui à l’âge tendre, se glissent partout et tout le temps, viennent sans cesse bousculer l’ordre strictement rationnel. Pour reprendre la définition de Phia Ménard : « L’enfance, c’est […] ce moment où nous créons notre imaginaire ». [Lire la rencontre avec Phia Ménard par Anne Quentin, Stradda n°32, juillet 2014]
Compagnie Non Nova. L'après-midi d'un foehn Version 1, 2011
- 2Théâtre jeune public : interdit aux moins de 3 ans ?, Erès / Spirale, n°35, 2005/3, pp. 43 à 61.
Un cirque qui s’adresse au jeune public ?
Comédienne, metteuse en scène, fondatrice du premier Centre dramatique national pour l’enfance et la jeunesse, Catherine Dasté écrivait : « Le théâtre pour enfants me paraît avoir pour rôle de bouleverser l’enchaînement de la vérité reconnue, de mettre en question la vision adulte des choses, d’interroger, d’ouvrir l’imagination à des réalisations inattendues. Et cela, dans un langage qui n’est pas logique et explicatif […] ». Comment cette exigence ricoche-t-elle sur la piste ? Autrement dit, que peut apporter un cirque destiné aux publics jeunes ? Où rencontre-t-il spécifiquement l’enfant ? Plusieurs pistes se dessinent...
L’étymologie latine, « infans », désigne celui qui n’a pas encore acquis le langage. Longtemps, le cirque resta muselé, le « privilège » des dialogues étant réservé à la Comédie-Française jusqu’en 1864, date de la loi sur la liberté des spectacles. De fait, il explora d’autres voies que la parole pour communiquer avec les spectateurs. Préférant encore souvent la force du geste au bavardage, il imprime le sens par les sens : il offre un langage appréhendable par les tout-petits, immédiat, sensoriel, qui s’émancipe de la suprématie des mots et évoque des actions liées à la condition d’humain : marcher, sauter, tomber, etc. Dans Marche ou rêve par exemple, la compagnie Lunatic prend « la marche, comme base corporelle et imaginaire : avancer, aller de l’avant, aller au devant du monde et des autres, risquer le déséquilibre et les passages périlleux, chercher et se chercher… », raconte l’artiste Cécile Mont-Reynaud.
Compagnie Lunatic, Marche ou rêve, 2014
Le cirque, parce qu’il tutoie l’extraordinaire, permet de créer des univers de plain pied avec l’imaginaire. Dans It’s raining cats and dogs, le circassien André Mandarino dévoile ce que fait un enfant quand il est seul et laisse libre cours à son imaginaire. « D’un instant d’ennui émergent les rêves : tout un univers d’aventures colorées, aériennes et décalées. D’improbables tourbillons de tissus s’animent et révèlent un monde peuplé de super-héros et d’acrobates qui volent, sautent et tombent, déployant une énergie empreinte d’espièglerie et de spontanéité » décrit-il.
Les Escargots ailés, It's raining cats and dogs, 2012
Les clowns aussi tentent un miroir à l’humanité, tiraillée entre les injonctions de l’ordre établi et sa nature pagailleuse. Ils apportent aux plus jeunes une représentation joyeuse de ce conflit fondamental. « Les clowns, ces figures particulières, grotesques de soûlons en haillons, dans leur complète irrationalité, leur violence, leurs impulsions anormales, sont des hallucinations de mon enfance, une prophétie » écrivait Fellini dans son essai Un voyage au sein de l’ombre. Butant sans cesse sur les lois qu’imposent sur les interdits de la société et les réalités de la physique, l’auguste oppose ainsi à l’autorité tyrannique du clown blanc son impertinente innocence et sa liberté enfantine. « Il dessine son caractère à partir des travers humains, la gourmandise, la vantardise et la dissimulation et, en cela, se rapproche d’Arlequin. Il se veut complice des plus petits, tente tout et rate beaucoup, se révèle malhabile et trébuchant, mais parvient toujours à se tirer des pires situations par une pirouette verbale ou un saut de côté » indique Pascal Jacob3 . Leur spectacle non seulement libère le rire aux éclats mais donne une métaphore du difficile apprentissage des règles de ce bas monde, auquel chaque enfant se confronte dans le processus de son éducation.
Les Nouveaux Nez. Une vie de clowns. 2002
- 3Les Nouveaux-Nez, Collection Quel cirque ?, Cnac – Actes Sud-Papiers, 2012, p. 9.
La force d’un langage symbolique
Le cirque touche également particulièrement les plus jeunes parce qu’il relève du symbolique. Il ne peut se reposer sur la convention comme au théâtre, sur un « faire-semblant », car tout a lieu en vrai. Suspendant les principes de réalité qui fixent nos références communes, il impose un rapport au réel non pas fondé sur la mimesis mais sur la métaphore. Il réveille les émois archaïques de l’humain et se rapproche en cela du conte. Or les enfants ont besoin de pouvoir métaboliser leurs pulsions et leurs peurs, pour les dépasser. « Les monstres des contes et de la mythologie grecque par exemple leur permettent d’apprivoiser ce qui peut les effrayer, ce qui n’est pas encore symbolisé, de lui donner une forme. Le symbole, c’est ce qui permet de mettre en forme l’imaginaire, d’accéder à une autre forme de compréhension et de construction » note Nicole Sorand, psychologue et psychanalyste. Souvent d’ailleurs le corps circassien aime à jouer avec la figure humaine, à travers des processus d’altération, de métamorphose, de transfiguration, parfois jusqu’à la défiguration monstrueuse.
Les rois du faire-semblant
Autrice : Valérie de Saint-Do
Stradda n°32, juil. 2014
Le pédagogue Philippe Meirieu insiste lui-aussi sur l’importance primordiale de l’expérience esthétique. « Nos enfants "ne vivent pas seulement de pain", ils vivent aussi de symbolique. Ils ont besoin de mettre des mots et des figures sur ce qui les habite. » clame-t-il. « [L’art] fait apparaître les questions anthropologiques fondatrices souvent enfouies, oubliées, ou trop vite évacuées… Des questions que l’enfant porte en lui, qui l’habitent au fond de lui, mais, le plus souvent, dans un chaos psychique qui les rend insaisissables. C’est pourquoi, l’art lui est si nécessaire il donne forme à tout cela et permet d’accéder, tout à la fois, à soi-même, aux autres et au monde ».
L’impact s’avère sans doute d’autant plus fort que le cirque fait sensations. Le tout petit en effet se montre très réceptif au spectacle et réagit instantanément. Tout son corps en est traversé. « Puisque la scène n’est pas accessible, il va vivre une expérience inédite, il va découvrir quelque chose non pas en le manipulant ou en le portant à sa bouche mais avec ses yeux et ses oreilles » explique Cécile Elmehdi-Billerot, psychologue clinicienne. (…) ainsi, les enfants réagissent de manière organique au spectacle : l’enfant reste figé, ou il se lève, ou il va toucher son voisin… Par ses expressions corporelles diverses, l’enfant prend part à ce qui se joue dans l’immédiateté du spectacle. »
L’adolescent aussi trouve sur la piste l’engagement physique, une exposition (maîtrisée) au risque, qui agit par effet cathartique sur les troubles, voire le désir de danger et de sensations extrêmes, qu’il peut éprouver à cet âge.
Encore faut-il que les créateurs ne se laissent pas contaminer par les clichés niaiseux et autres mièvres poncifs qui collent trop souvent encore à l’enfance… projetée par les adultes. Qu’ils parviennent à (re)trouver pleine liberté créative. Souvenons-nous de la célèbre phrase de Picasso : « J’ai mis toute ma vie pour apprendre à dessiner comme un enfant »
L'éducation artistique et culturelle : une pédagogie de l'ébranlement
Auteur : Philippe Meirieu
La Scène n°72, mars-avril-mai 2014
Le cirque comme pratique
Les jeunes appréhendent également les arts de la piste par la pratique : ils sont chaque année quelque 300 000 à le découvrir ou s’y adonner en amateur, dont 80 000 dans le cadre scolaire. Une telle expérience présente des vertus artistiques, éducatives et corporelles. D’une part, elle stimule la créativité, car elle incite à donner une intention à un geste. « Le cirque a cette vertu extraordinaire que les rituels y ont du sens. L’enfant va découvrir à travers le jeu que l’expression de soi n’est pas le n’importe quoi. C’est l’exigence, la précision, la capacité d’épurer le geste, s’inscrire dans un cadre qui n’est pas une limite mais permet de donner le meilleur de soi et de construire un en commun avec les autres » pointe Philippe Meirieu4 . Se tend ainsi le lien fondamental de la culture, qui noue l’intime et l’universel. « La rencontre avec l’œuvre, la découverte du patrimoine circassien, la pratique et l’expérimentation de démarche créative sont autant de chemin permettant l’irruption de l’art dans un travail » constate Jean-Damien Terreaux, directeur de la Fédération française des écoles de cirque, qui compte 140 adhérentes. D’autre part, le cirque a des qualités éducatives largement reconnues : il développe le goût de l’effort, la ténacité, la technicité, la solidarité, l’estime de soi et le sens du collectif, amène au dépassement de l’échec, inévitable. « Ces qualités sont largement réinvesties à l’école et dans la vie quotidienne » poursuit Jean-Damien Terreaux. Enfin, les arts de la piste exercent l’habilité corporelle, la relation au corps et à l’espace, ce qui apporte aux jeunes aisance et bien-être.
- 4Jeux d’enfance, jeux de cirque, collection Entrer en théâtre, Scéréen-Cndp / Cnac, 2007.
“D’abord, faire mûrir un imaginaire”, entretien avec Jean-Damien Terreaux
Autrice : Emmanuelle Dreyfus
Stradda n°32, juil. 2014
Pour aller plus loin
- BEN SOUSSAN Patrick, MIGNON Pascale, Les Bébés vont au théâtre, Collection 1001 bb, n°82, Toulouse, 2006
- COLLECTIF, sous la direction de Jean-Claude LALLIAS, Théâtre et enfance, l’émergence d’un répertoire, Collection Théâtre aujourd’hui, N°9, Cndp, Paris, 2003
- COLLECTIF, sous la direction d’Emmanuel WALLON, Le Cirque au risque de l’art, Collection Apprendre, n°17, Actes Sud-Papiers – CNSAD, 2002
- CAILLOIS Roger, Les jeux et les hommes, Gallimard, Folio – essais, Paris, 1967.
- DAVID Gwénola, Cirque Plume, Collection Quel cirque ?, Actes Sud-Cnac, Paris, 2010
- DURAND Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod (1re édition Paris, P.U.F., 1960)
- MERIEU Philippe & autres, Le Plaisir d’apprendre, Autrement, Paris, 2014
- WINNICOT D. W., Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, Paris, 1975