La ville est éminemment visuelle. Des images, omniprésentes, s’imposent à nous quand on la parcourt : les publicités et enseignes mais surtout le spectacle permanent de la vie de la rue. Parallèlement, ses représentations dans la peinture, la photographie ou encore le cinéma ont intégré l’imaginaire collectif. On y pense moins mais la ville est aussi résolument sonore.
Elle résonne à nos oreilles et la rumeur urbaine, pour qui prête l’oreille, peut s’écouter comme une musique. Cet environnement sonore marque profondément notre perception du monde. Il n’échappe pas aux artistes qui s’en saisissent et en jouent. Venant d’horizons extrêmement divers (musiciens, auteurs, metteurs en scène, plasticiens…), ils multiplient les dispositifs, nous proposant des expériences d’écoute parfois aussi atypiques que stimulantes. La création musicale et sonore en espace public s’est considérablement développée depuis le début des années 2000, jusqu’à donner jour à un paysage d’une grande richesse en termes d’esthétiques et de formes.
Petites musiques de rue
Présente au sein du mouvement du théâtre de rue qui émerge dans les années 1970, la musique y est très théâtralisée. Cette mise en scène de l’écoute de la musique, loin de l’écrin protecteur de la salle, reflète l’attention portée par les musiciens à la relation au public. Qui pense « musiques de rue » pense inévitablement aux fanfares, dont certaines sont passées maître dans l’art de jouer hors les murs. Avec L’Avant-Garde républicaine (1987), Musicabrass excelle dans le détournement des codes historiques de la fanfare, dans l’improvisation au contact de la rue, des incidents et surprises acoustiques. Outre le contact avec les spectateurs, c’est la capacité à intégrer l’acoustique des lieux et l’environnement sonore qui fait la force des prestations de certaines fanfares, associés à un répertoire original.
La Compagnie du Coin et son Espérance de St-Coin, Les Branks et La Sainte Cécile de la compagnie Azimuts ou encore Le Fanfare Ballet (créé en 2004 par la fanfare Auprès de ma blonde associée aux danseurs de l’Association K et Pierre Pilatte de la Cie 1 Watt) et le SNOB avec Glissssssssendo (2007) renouvellent le genre, flirtant parfois avec le théâtre d’intervention. La compagnie Les Grooms popularise quant à elle l’opéra de rue (de Mozart dans La flûte en chantier au Rigoletto de Verdi), joué aux cuivres.
Compagnie Azimuts, La Sainte-Cécile, 2013
Les années 1990 sont marquées par de puissants spectacles musicaux. Métalovoice frappe les esprits avec Espèce H – mémoire vivante (1998), parangon d’une écriture plurielle où la musique, le texte et les images composent une symphonie pluridisciplinaire. Aux côtés de Décor Sonore, cette compagnie s’associent à Oposito pour la création de Transhumance, l’heure du troupeau (1997), déambulatoire musical et scénographique s’achevant par un concert d’un orchestre philharmonique en plein air. C’est l’ère des grands formats, exercice auquel Décor Sonore est rompu. Cette époque semble aujourd’hui révolue, même si des compagnies comme Puce Muse font des concerts en espace public associant images et sons leur spécialité et que Rara Woulib dépoussière le genre « déambulatoire musical » depuis Deblozay (2012).
Metalovoice, Espèce H - mémoire vivante, 1999
Les mutations de la musique hors les murs s’expliquent aussi par une révolution technologique, la spatialisation, qui ouvre des perspectives nouvelles. Les productions des compositeurs Karlheinz Stockhausen et Iannis Xenakis y ayant recours dans les années 1960 et 1970 ont une influence décisive. Ces deux artistes investissent des lieux autres que la salle de concert et en perturbent délibérément les codes, bouleversant notamment la configuration instrumentistes-spectateurs. Le duo de Décor Sonore fera lui aussi un usage novateur de la spatialisation, en particulier avec la création des Corps Sonores (1992), multipiste octophonique spatialisé et mobile harnaché sur les épaules de comédiens, qui prendront vie dans le spectacle Le Cinématophone (1994), première collaboration avec Oposito.
Vers un art sonore contextuel
Ces expérimentations sont fortement marquées par une mutation de la musique elle-même, dans sa production comme sa réception. Les contours de la musique se redéfinissent sous l’influence grandissante de l’intégration des bruits. Pour les artistes évoluant dans l’espace public, c’est la prise en considération d’un « déjà là sonore », le « paysage sonore » rendu célèbre par le compositeur et enseignant canadien Raymond Murray Schafer qui marque les esprits, et bientôt les pratiques, avec la publication, en 1977, de son livre The Tuning of the World, traduit en français sous le titre Le paysage sonore, Le monde comme musique1 .
L’intégration des bruits et, plus largement, l’attention portée à l’environnement sonore, n’est pas nouvelle dans la musique. En 1913, le peintre futuriste Luigi Russolo publie un manifeste devenu culte, L’Art des bruits, qui donne son nom au mouvement « bruitiste ». Russolo, désolé par l’art musical qui lui semble alors totalement hermétique aux nouvelles sonorités de la société industrielle en plein essor, engage les musiciens à « rompre à tout prix ce cercle restreint de sons purs et conquérir la variété infinie des sons-bruits »2 . Russolo met au point des bruiteurs, instruments chargés de reproduire les sons du monde industriel. Dans la droite lignée de Russolo, Pierre Schaeffer provoque une nouvelle révolution en 1950. En inventant la musique dite « concrète », il tire parti de l’enregistrement pour intégrer dans la musique des sons issus du réel. La musique électro-acoustique se passe désormais d’instruments et d’instrumentistes.
La notion de musique s’en trouve élargie, tandis que son périmètre s’agrandit grâce à la diffusion via les haut-parleurs et que l’attention portée au déjà là sonore s’amplifie. L’incontournable compagnie Décor Sonore illustre cette mutation aussi bien technologique que conceptuelle. La compagnie crée en 1998 La Petite Bande passante3 , « octuor vocal urbain et mégaphonique », invitation à découvrir en direct la musicalité de la rumeur urbaine principalement au travers de la voix, relayée par un mégaphone. Aux antipodes des concerts grand format du début de la décennie 1990, Décor Sonore accompagne là les spectateurs dans une attention affûtée à l’environnement. Même principe quatorze ans plus tard avec Urbaphonix (2012), un quatuor de techniciens-musiciens hybrides dotés d’un système sonore mobile autoporté qui captent les sons en direct ou en provoquent eux-mêmes, tirant parti d’un instrumentarium qui va du poteau de feu tricolore à la fermeture éclair d’un sac à dos de spectateur.
Entre temps, Michel Risse s’est lancé, au début des années 2000, dans Instrument|Monument, série de concerts qui, comme leur titre l’indique, transforment des bâtiments en instruments percussifs grâce à des microphones de contact4 . La série Instrument|Monument5 incarne ce que Michel Risse désigne comme un « art sonore contextuel ». « Aujourd’hui, écrit-il dans un article, à chaque production (…), je ne peux imaginer le moindre son, la moindre suite de notes, sans me demander où, avec quoi, pour quoi et pour qui cela se déroulera. »6 Cette musique à « l’air libre », pour reprendre les termes de Claude Debussy qui appelait de ses vœux une telle musique, est celle de musiciens libérés des conventions et codes, qui font du contexte (topographique, historique, social, humain, etc.) le ferment même de leur création. A l’image du compositeur Nicolas Frize, qui ne crée que des pièces uniques, fruit de longs temps de résidence dans des endroits très divers, notamment des lieux de travail (usine PSA, La Poste, Les Archives Nationales).
Décor Sonore, Instrument-Monument, 2005
- 1L’ouvrage a fait l’objet d’une réédition en français en 2010, aux éditions Wildproject (http://www.wildproject.org/schafer-paysage-sonore).
- 2Luigi Russolo, L’Art des bruits, textes établis et présentés par Giovanni Lista, L’Âge d’homme, Paris, 1975, 2001, p.37
- 3Bertrand Dicale, « La Petite Bande passante de Décor Sonore », Rue de la Folie, HorsLesMurs, Paris, n°5, juillet 1999
- 4Les microphones de contact captent les vibrations d’un matériau solide. Elles sont converties en un signal qui permet de restituer un son audible, qui peut être amplifié ou enregistré. Les instrumentistes semblent littéralement jouer des monuments.
- 5Voir le mémoire d’Hélène Doudiès, Transformer l’écoute ? Instrument|Monument ou l’expérience dans le domaine des arts de la rue du compositeur Michel Risse et de la compagnie Décor Sonore, Master 2 en musicologie, Université de Toulouse – Le Mirail, 2012
- 6Michel Risse, « Un art sonore contextuel », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et lieu, mis à jour le : 01/06/2011, URL : http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=293.
Arts sonores plastiques
On parle, à dessein, de création « musicale et sonore » en espace public car les productions qui s’adressent à nos oreilles ont depuis longtemps dépassé le champ de la musique – entendue comme art de la composition et de la maîtrise d’instruments. Comme l’analyse le musicologue Makis Solomos, « s’il s’avère de plus en plus difficile de distinguer son musical et bruit, c’est que nous entrons progressivement dans un univers où il n’existe plus qu’une seule catégorie : le son. »7 Pour de nombreux artistes, la question du son s’impose, au-delà des paradigmes spécifiques de la musique. C’est en particulier le cas pour de nombreux plasticiens qui ont fait du son leur matériau premier. Les « arts sonores » tels qu’on les découvre au festival City Sonics à Mons en Belgique, se déploient parfois dans l’espace public. Ils se distinguent des formats plus spectaculaires évoqués antérieurement par leur mode de relation aux spectateurs, relevant bien souvent de l’installation que l’auditeur peut expérimenter à sa convenance, dans une temporalité plus longue.
Festival City Sonic#11. Parcours d'installations sonores en ville, 2013
La création Champ harmonique (2013) de Pierre Sauvageot, compositeur, directeur de Lieux publics, centre national de création à Marseille, constitue un exemple éloquent de projet hybride, entre musique et installation plastique. Cette symphonie éolienne propose aux spectateurs-auditeurs d’évoluer librement parmi des machines sonores actionnées par le vent. L’installation, présentée le plus souvent dans des paysages, relève d’un land art sonore.
Lieux publics & Cie, Champ harmonique, 2012
La relation au lieu et au contexte est au cœur de la démarche de Suzanne Philipzs, artiste écossaise qui a été, en 2010, la première à remporter le prestigieux Turner Prize pour une installation sonore. La pièce Lowlands, créée dans le cadre du Glasgow International Festival se situait sous trois ponts enjambant la rivière Clyde. Trois versions d’une complainte écossaise du XVIème siècle, Lowlands Away, étaient diffusées par des mégaphones fixés sous les arches des ponts. Les passants entendaient la voix de l’artiste, qui a fait du chant a capella le fondement de son approche. Dans une esthétique très différente, Dominique Petitgand utilise lui aussi des hauts-parleurs pour produire des installations qui projettent l’auditeur dans ce qu’il nomme des « récits et paysages mentaux ».
Susan Philipsz, Lowlands, 2010
Le développement considérable de ces arts dits « sonores » souligne la puissance évocatrice du son et les possibilités qu’il offre pour créer de toutes pièces des espaces-temps fascinants à expérimenter. Importation de sons enregistrés venus d’ailleurs ou captés sur place, mélange imprévisible entre ces sons exogènes et ceux, natifs, du lieu investi, les modalités de traitement sont d’une grande richesse. Il en résulte, en milieu urbain comme naturel, des expériences sensorielles fortes pour l’auditeur qui, conduit à focaliser sur l’ouïe et l’écoute, entre bien souvent dans un état de contemplation et d’attention affûtée.
- 7Solomos Makis, De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2013, p.169
Au-delà des murs, le son
Auteur : François-Xavier Ruan
Stradda n°13, juil. 2009
Une écoute augmentée
La notion d’écoute occupe une place centrale dans ce paysage si multiple de la création musicale et sonore en espace public. Elle y prend un triple sens. Tout d’abord, l’écoute de ce que les artistes nous donnent à entendre devient centrale dans l’expérience esthétique. Alors que l’image règne en maître, faisant de la vision notre sens apparemment premier, l’ouïe est projetée sur le devant de la scène, nous obligeant à une redistribution perceptive stimulante. Ensuite, qu’il s’agisse des fanfares, de spectacles musicaux ou d’installations plastiques, ces expériences auditives amènent toujours le spectateur-auditeur à conscientiser l’écoute de son environnement, le déjà là sonore évoqué. Enfin, ces propositions introduisent une approche d’ordre éthique et philosophique sur notre rapport à cet environnement sonore et, plus encore, aux bruits d’autrui – ceux que, bien souvent, l’on considère avant tout comme des nuisances. Les artistes plaçant le son et la musique au cœur de leur démarche artistique nous proposent ainsi une écoute augmentée.
Dans ce mouvement sonore qui s’est considérablement accéléré depuis le début des années 2000 – à l’image d’une évolution plus globale de la question du son dans la société – il est difficile d’échapper au phénomène, que certains être « une mode », du casque. Les spectateurs sont de plus en plus souvent appareillés. Hervé Lelardoux, auteur metteur en scène directeur du Théâtre de l’Arpenteur, fait figure de pionnier en la matière. Avec WALKMAN 1. (2002), il crée un théâtre sonore portatif qui propose au spectateur de partir en balade avec un guide qu’il entendra uniquement au casque. Une dérive dans un quartier s’amorce, ponctuée d’anecdotes inventées par l’auteur ou tirées d’histoires locales.
Cette utilisation théâtrale du son a, depuis, été déclinée par d’autres équipes, comme le duo Célia Houdart et Sébastien Roux, qui revendiquent de flirter avec l’art radiophonique tandis que le Begat Theater (Histoires Cachées, La Disparition) assume une influence très cinématographique. Avec La Disparition, le Begat Theater franchit le cap de la création transmedia, le spectateur se voyant confier un smartphone qui vient en complément de la bande-son, réécrite à chaque nouveau parcours.
Begat Theater, La disparition, 2016
Pour Stéphane Marin, fondateur de la compagnie Espaces Sonores, le casque est un moyen de proposer une expérience de phonographie8 au cœur du réel. Sa création re_COMPOSED re_ALITY (2016) est emblématique des mutations de la création sonore en espace public. Les auditeurs sont embarqués dans un parcours, aux côtés d’un preneur de son muni d’une multitude de micros, et d’un compositeur, Stéphane Marin lui-même, équipé d’un ordinateur posé sur une petite tablette portative devant lui. re_COMPOSED re_ALITY allie une démarche de mise en écoute de l’environnement et l’art du field recording donné à entendre en live.
Présentation de "re_COMPOSED re_ALITY" par Stéphane Marin, à l'occasion de la rencontre Création musicale et jardins "Promenons nous...", 2015
Le collectif Ici-Même [Gr.] a poussé à son paroxysme ce principe de l’écoute de l’environnement avec Les concerts de sons de ville. Les spectateurs-auditeurs parcourent la ville, les yeux fermés, guidés par un membre de l’équipe qu’ils ne verront jamais. Ils procèdent alors à une composition totalement subjective du réel sonore donné à entendre à l’état brut. Pour Ici-Même [Gr.], au-delà d’une sensibilisation à la poésie de la rumeur sonore urbaine, il s’agit d’alerter tout un chacun sur la qualité des environnements sonores et sur leur colonisation par des sons et bruits qui nous sont imposés, attestant d’une emprise sur nos oreilles que la journaliste Juliette Volcler qualifie de « marketing sonore »9 . Le dispositif Les concerts de sons de ville met ainsi en évidence que la création musicale et sonore dans l’espace public revêt un double enjeu politique : interroger notre schéma perceptif vampirisé par l’image et réveiller notre relation, anesthésiée, au monde qui nous entoure.
- 8La phonographie, littéralement « l’écriture du son » capture des instants sur le vif, comme la photographie. Proche de la musique concrète et du field recording, elle se distingue de l’exercice du reportage radiophonique par son expressivité artistique, un montage qui introduit un pur travail sonore et, in fine, la création de pièces autonomes, transcriptions sensibles de l’immersion d’un artiste dans un milieu.
- 9Volcler Juliette, « Le marketing sonore envahit les villes », Le Monde Diplomatique, août 2013
Explorateurs d'étrangeté
Autrice : Julie Bordenave
Stradda n°10, oct. 2008
Pour aller plus loin
- GONON Anne, Tout ouïe, La création musicale et sonore en espace public, éditions l’Entretemps, collection « Carnets de rue », Lavérune, 2016
- MURRAY SCHAFER Raymond, Le paysage sonore, Le monde comme musique, Wildproject, Marseille, 2010
- RUSSOLO Luigi, L’Art des bruits, textes établis et présentés par Giovanni Lista, L’Âge d’Homme, 1975, 2001
- SOLOMOS Makis, De la musique au son : l’émergence du son dans la musique XX-XXIème siècles, Presses Universitaires de Rennes, 2013
- STERNE Jonathan, Une histoire de la modernité sonore, La Découverte, Paris, 2015
La création sonore en espaces publics
Autrice : Anne Gonon
Mémento n°5, oct. 2011
Expérimenter et analyser un parcours de phénomènes sonores
Auteur : Jean-François Augoyard
Mémento n°8, janv. 2013