Les théâtres itinérants et leurs convois constitués de camions, de caravanes, de chapiteaux ou de baraques démontables font revivre une architecture non pérenne et revisitent la tradition populaire des arts forains. Posés dans le paysage, ces équipements sont imaginés pour aller là où l’on ne les attend pas. Ils sont conçus pour se fondre dans un contexte et refléter au delà de la singularité d’un processus créatif, un art de vivre. Le néo-nomadisme des collectifs issus du théâtre et de la piste est tout autant l’expression d’une ligne de conduite qu’une fabrique hétérogène d’objets esthétiques.
Creuser le sillon
« Dans notre théâtre ambulant (camion-théâtre et chapiteau) nous jouons nos créations, au croisement du théâtre, de la musique, de la marionnette et du cirque et tentons de raconter le monde d’aujourd’hui d’une manière sensible et onirique ». Fondée en 2000, La Fabrique des Petites Utopies compagnie itinérante et cosmopolite a pour source d’inspiration les théâtres nomades d’Afrique que Bruno Thircuir a découvert au Bénin, et dont il a accompagné sur la piste les 505 Peugeot chargées à bloc. Depuis sa région d’implantation, l’Isère il renoue avec une tradition de l’itinérance que le XXème siècle avec ses deux guerres mondiales et son économie de marché a mis à mal.
Fabriquer un théâtre en mouvement, film de Lucie Robin, 2007
Au XIXème siècle, les théâtres dit de « tournée » ou de « caravanes », dont on retrace le circuit de foire en marché depuis le XVIe siècle sont le plus souvent des entreprises familiales. Partis de Reims, d’Amiens, de Rouen ou de Limoges, Les Borgniet, Créteur1 , Jugal, Dulaar, Collignon sillonnent les provinces par route, ou même parfois circulent par voie fluviale pour présenter leurs spectacles. Ces enfants de la balle font profession de banquistes. Le jour monteurs, publicistes ou costumiers et le soir acteurs, ils attirent les badauds par une parade et accompagne le vaudeville ou le mélodrame d’une partie variée composée de saynètes musicales, d’acrobaties, de court métrages cinématographiques et vues d’optiques. En eux, et sous d’autres cieux, Meyerhold, ardent défenseur des arts dit mineurs voyait l’acteur idéal : « un cabotin c’est un comédien ambulant. Un cabotin appartient à la famille des mimes, des histrions, des jongleurs. Un cabotin possède une merveilleuse technique d’acteur. Un cabotin, c’est le représentant des traditions de l’art authentique de l’acteur.2 ”
Si l’endogamie préside sur les destinées des « baraqueux » comme on les appelle parfois, ils contractent aussi des alliances afin de perpétuer le métier de père en fils ou de mère en fille et sauver de la banqueroute des exploitations précaires. Ainsi Victorine dompteuse et épouse du dompteur Louis Roussel, après qu’une épizootie ait décimé leur ménagerie se tourne vers le théâtre de marionnettes, animant ainsi Le Théâtre des Lilliputiens (1896-1912) qu’elle lègue à ses enfants, aux fins d’exploiter d’un panorama, spectacle de fantaisie visuel et ancêtre du cinémascope.Issues de lignées improbables n’ayant entre eux d’autres liens que l’amour du théâtre, c’est dans la rue que les familles recomposées d’aujourd’hui se sont forgées une légende. L’illustre Famille Burattini, La Famille Magnifique (Nord-Ouest Théâtre), La famille Chrisanthème (cie Babylone), Les Tournées Fournel (26000 couverts) rendent hommage au travers de leurs spectacles à ces dynasties éteintes.
- 1Fondé grâce à la collection de décors, de maquettes et de costumes léguées par la famille Créteur, le Musée du Théâtre Forain d’Artenay propose une promenade à travers quatre siècles d’histoire du théâtre itinérant, sur les pas de Molière, de la commedia dell’arte et des théâtres démontables qui animaient autrefois les campagnes françaises.
- 2Vsevolod Meyerhold “Le Théâtre de foire” (1912), in Ecrits sur le théâtre, Vol. 1 ; Volumes 1891-1917, textes réunis par Béatrice Picon –Vallin, Lausanne, L’Age d’Homme, 2001.
Les voies de la décentralisation théâtrale
Vers 1900, accaparé par les classes dominantes, le théâtre s’est sédentarisé. Mais, pour les pionniers de la décentralisation, « le théâtre fixe est une hérésie, il est contraire à l’idée fondamentale du théâtre [...] Il y a à l’origine de notre art un besoin de vie nomade. Le vrai théâtre s’inspirant d’une tradition millénaire n’est-il pas, dès lors, celui qui se déplace, qui va au-devant de la foule et l’appelle bruyamment au spectacle ? »3 .
Poussé par Maurice Pottecher, fondateur du Théâtre du peuple de Bussang, Firmin Gémier se lance dans un projet de Théâtre national ambulant en 1911 dont le centre dramatique itinérant des Tréteaux de France que dirige actuellement Robin Renucci est le digne héritier. Les « tournées motorées » de Gémier, trop lourdes financièrement, échouent mais Copeau continuant dans la voie de son aîné quitte le « vaste champ de foire » de la capitale pour la Bourgogne. Il y fonde avec les Copiaus (1924-1929) un nouveau style de jeu en rapport avec une éthique de vie.
Dans cette volonté d’aller vers le public là où il se trouve, pétris par les idéaux du scoutisme et chevillés au corps par une morale ouvrière, les Comédiens routiers de Léon Chancerel (1929-1939) font converger le souci d’éducation populaire de Gémier avec la ligne esthétique de Copeau. L’élan n’est plus national, mais régional voir départemental. Il a l’acteur pour centre, pour abri une grange et le spectateur se contente d’une chaise de paille ou d’un gradin de pierre. Son émerveillement a pour toujours été fixé par l’objectif de Ito Josué 4 qui accompagne les tournées rurales de Jean Dasté aux belles heures de la Comédie de Saint Etienne (1947-1957).
Mus par cette ardente nécessité, c’est pour faire reculer les frontières, rejoint à chaque étape par une camionnette qui assure leur ravitaillement journalier que les comédiens du Théâtre de l’Etreinte, sont allés marchant par les villages de 1998 à 2008. Ce nouvel épisode de la décentralisation, a donné lieu à un récit 5 et à une conférence spectacle que le comédien auteur Philippe Fenwick a intitulé 7 millions et 512 mille pas.
Des comédiens en marche de Barcelone à Bruxelles - Images tournées dans la caravane de Gaspar Leclère des Baladins, 2007
Avoir la bougeotte
Dans les années 70 aux Etats-Unis, le mouvement hippie entraine de nombreux travellers à avaler la poussière des grands espaces. Sur les traces des pionniers, ils font le choix de la mobilité par envie de prendre la tangente, par soif d’autonomie et remettent au gout du jour les habitats nomades traditionnels, dont les yourtes asiatiques6 .
A la même époque, des collectifs de théâtre, désireux de faire de la troupe un idéal communautaire mais aussi d’échanger avec des artistes issus d’autres disciplines ou d’autres cultures, tels le Footsbarn Travelling Theatre en Angleterre ou les Baladins du Miroir en Belgique cherchent hors des édifices consacrés un rapport plus immédiat au public. Toujours par monts et par vaux, ils réhabilitent un théâtre de tréteaux et la roulotte comme mode de transport et d’habitat.
Avant que d’être des autoroutes7 , les chemins praticables sont d’abord des raidillons comme ceux qu’empruntèrent Stevenson et son âne au cœur des Cévennes. Conduisant deux roulottes hippomobiles, voici Pierrot du Rideau attelé qui n’a d’autre passeport qu’un livret de circulation par solidarité avec les gens du voyage : « les méandres de la vie ont fait de moi un comédien ambulant : je vis en roulottes avec ma famille, mes chevaux. J’écris des histoires que je raconte directement aux gens et que j’illustre physiquement et dans l’espace. ». Partisan d’une infusion des territoires et d’une économie de la décroissance, il œuvre comme Hugues et Grit de la cie l’Escale ou les Pile ou Versa au développement du spectacle vivant en milieu rural. A leur suite, sans pour autant vouloir se marginaliser mais pour maîtriser leur outil de diffusion, de nouvelles générations d’artistes (Galapiat, Babel Gum) retrouvent le goût de l’hospitalité et la saveur d’une inscription territoriale. Ceux-là transforment leurs caravanes en théâtres intimes et équipent des autobus pour en faire des antres attractifs où le spectateur se trouve embarqué pour d’étranges périples poétiques.
- 6Cf.Thierry Arnaud, « la yourte contemporaine », in Véronique Willemin, Maisons mobiles, Paris, Alternatives, 2004, p.122-123.
- 7Comme le rappelle John Brinckerhoff Jackson, la route est un mot relativement récent apparu à l’époque de Shakespeare pour désigner un voyage à cheval. John Brinckerhoff Jackson, « Routes » in A la découverte du paysage vernaculaire, Ecole nationale Supérieure du Paysage-Actes sud, 2003.
Caravanes de cirque, de la chambre d'hôtel à la roulotte
Auteurs : Zeev Gourarier et Valérie Ranson-Enguiale
Arts de la piste n°24, avril 2002
Scènes autoportées et système D
Vers le milieu du XXème siècle, les impératifs de la mobilité ont conduit les architectes à se poser la question du démontable et à imaginer des villes évolutives, indépendantes de toutes attaches (Yona Friedman, Constant, Archigram). Coté théâtre, des visionnaires, dont Polieri, conceptualisent la scène de l’avenir qu’ils veulent modulable et mobile. Dans la rue, l’explosion des grandes parades, l’appétence pour un théâtre de la fête et un talent pour l’autoconstruction font le reste. On se met à détourner les véhicules de leur fonction initiale (la 2CV théâtre de l’Unité ; l’Autobobus d’Ilotopie).
On désosse les camions pour n’en garder que le hayon et la cabane, pensée comme un meuble se monte et se démonte comme le Tonneau du Petit Théâtre Baraque momentanément remisé pour le chapiteau de Matamore. Architecture et spectacle vivant entrent en dialogue : Hans Walter Muller crée une bulle gonflable pour les Arts-Sauts (1998), Patrick Bouchain dessine avec Igor et Lilly la Volière Dromesko (1992) puis avec Manolo et Camille le chapiteau du Théâtre équestre du Centaure (2001).
Si toutes les compagnies ne peuvent s’offrir la collaboration d’un architecte de renom, entre lieux de fabrique et système D, les équipements surgissent, vivent et meurent au gré des moyens, des modes et des imaginaires. Au royaume des arts de la rue, l’inventivité et l’excentricité sont de mise et l’on croise des chef d’œuvre d’archaïsme, comme la roulotte retapée des Maraudeurs, née de la rencontre d’un ébéniste et d ‘une comédienne ou celle équipée par Heather et Ivan Morison pour la tournée de Mr Clevver en pays de Galles tout autant que des boites à images futuristes (Alternative nomade ; Camion Cargo Sofia Rimini Protokoll ; Birdwatching4x4). Fluidité, motricité sont en effet les caractéristiques de ces constructions éphémères qui viennent momentanément s’ancrer dans l’espace public.
Rimini Protokoll, Cargo Sofia, 2006
Le public est du voyage
« L’espace parle et cet abri si peu solide est un refuge.»8 Depuis qu’elle a opté pour l’itinérance, la compagnie Attention fragile collectionne les structures éphémères : palc, yourte kirghize, chapiteau ou cabaret clandestin, petits lieux pensés pour mieux se disséminer dans la ville. En période de crise, il n’est plus question pour les entrepreneurs de spectacle de se doter d’un parc automobile comme aux temps fastueux du Cirque Pinder. Mais, on peut cependant penser chaque scénographie comme une enveloppe qui recouvre ceux qui s’assemblent et reformer sous la membrane vibratile de la tente une communauté éphémère. L’outil chapiteau fédère, soude des équipes que l’intermittence disperse. Le théâtre forain est immersif qui assume l’ambition d’accueillir les spectateurs au delà de la représentation dans une atmosphère et réhabilite ainsi le sens noble du mot commerce.
« Nous devons imaginer de nouvelles formes pour surprendre le spectateur, le sortir de ses comportements habituels, et lui proposer une écoute confortable, proche des artistes. Le produit mis en avant sera ici la connaissance, le rêve, l’humour ou l’imaginaire.9 » On pensait le temps du collectif révolu or il se réinvente que ce soit pour un repas mitonné avec les acrobates du Cheptel Aleikoum ou sur la durée d’un festival mutualiste comme le Quai des entresorts autogéré par les associés du Quai des Chaps.
Cheptel Aleïkoum, Le Repas, 2012
Et la caravane passe
On a voulu croire que la recrudescence actuelle des théâtres forains n’était qu’une expression de la précarité des compagnies, une stratégie de repli de théâtreux fatigués de toujours se cogner à des portes fermées, une attitude de défiance face à des institutions jugées trop rigides. Au départ, l’itinérance, c’est une tactique de retrait, une dialectique de l’écart. Au final, la mobilité permet une grande flexibilité dans le choix des itinéraires. On a cru à l’envie de briser à jamais le quatrième mur, mais si le seuil d’intimidation s’est réduit, certains n’en restent pas moins fidèles au dispositif frontal. D’autres frontières, d’autres conflits séparent encore les hommes. C’est pour entrer en résistance que s’est constitué le campement du Radeau en 1997, par désir d’unisson que s’est ébranlée la Mir caravane pour la seconde fois en 2010. La foranité, pour reprendre la terminologie de Michel Crespin c’est l’expression d’un déplacement des normes, une manière d’envisager les rapports humains et l’espace public comme un lieu de questionnements, de métissages, de rencontres. « La foranité, disait-il, s’exprime par une attitude, une démarche, un comportement, une posture qui sont généralement inventives, créatrices, réactives, libres, rebelles… Elle peut être justifiée, sollicitée par des stimuli ludiques, artistiques, utilitaires d’une manière volontaire (initiative) ou imposée (nécessité)10 ». Est-ce que la route nous rend meilleurs ? Elle est ouverte et plus qu’une ligne de fuite, c’est une perspective. Elle permet de varier les paysages, de reconsidérer le rapport entre le dedans et le dehors. Elle autorise à distancier sans se laisser distancer. Enfin, elle projette un futur.
- 10Michel Crespin, in Alix de Morant, Cahier forain des Magnifiques, Lansman éditeur, 2010.
Mir Caravane : Moscou-Paris aller-retour
Autrice : Floriane Gaber
Stradda n°30, déc. 2013
Pour aller plus loin
Théâtres nomades
Autrice : Alix de Morant
Scènes Urbaines n°2, 2002
- Théâtre ambulant, nouvelles formes-nouveaux lieux, Actes du colloque de Loches, HYX, 1996
- Mir caravane, Namur-Moscou, Nuance, Belgique, 2011
- BOUCHAIN Patrick, Construire autrement, Arles, actes Sud, 2006
- COUTELET Nathalie, Firmin Gémier, le démocrate du Théâtre, (Anthologie), Montpellier L’Entretemps, 2008
- FENWICK Philippe, Un théâtre qui marche, Arles, Actes Sud, 2010.
- GROSHENS Marie-Claude, Des marionnettes foraines aux spectacles de variétés, catalogue Musée des Arts et traditions populaires, Réunion des Musées nationaux, Paris, 1995
- de MORANT Alix & RECHARD Catherine, Le voyage des Magnifiques, Conseil Régional de Basse-Normandie, Le Molay-Littry, 1999
- Nouvelles de l’errance, Conseil Régional de Basse-Normandie, Le molay-Littry 2003
- de MORANT Alix (sldr.) Cahier forain des Magnifiques, Lansmann, Carnières-Morlanwelz, 2010
- MICHEL Frank, Autonomadie, essai sur le nomadisme et l’autonomie, Paris, Homnisphères, 2005
- PAXINOU Nele, Ne laissez pas mourir vos rêves, 25 ans d’histoire de la troupe, Bruxelles, Maelström, 2005
- QUENTIN Jacques, Des nomadismes, Marseille, La Caserne, 1996
- WILLEMIN Véronique, Maisons mobiles, Paris, Alternatives, 2004
Dossiers Mémoires de fin d’études :
- BOULLE Laetitia, C’est quoi ce cirque ? Le chapiteau au cœur de l’action culturelle, Université Pierre
- BOTHOREL Frédéric, Espace vivant, étude d’une structure pour spectacle itinérant, École d’Architecture et de Paysage de Bordeaux, 2004.
- DESSIAUMES Lucie , Le théâtre itinérant et la fête, Université de Poitiers, 2009.
- LECLERE Gaspar, Quand le théâtre invite le spectateur à la fête, Université catholique de Louvain La Neuve, 2011.
- MEYER Camille, Les Théâtres ambulants dans la France du premier XIXème siècle, Université Paris X Nanterre, 1995.
- de MORANT Alix, Scènes itinérantes : émergences ou résurgences, Université Paris X Nanterre, 1999.
- de MORANT Alix, Nomadismes artistiques. Des esthétiques de la fluidité, Thèse de doctorat, Université Paris X Nanterre, 2007.
- La ville mobile à l’œuvre, art [espace] public, dossier documentaire n°4, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2009.
- LABARIERRE Stéphane, Magnétisme nomade et spectacle vivant, Université de Toulouse le Mirail, 2014