Stéphanie Ruffier, chercheuse et théoricienne qui aborde les questions des écritures du réel, de la subversion et de la poétique de la rencontre en espace public, souhaite voir éclore au quotidien des déambulations théâtrales dans nos rues et nos parcs. Car en motivant la rencontre et le partage en espace public, celles-ci manient aussi l'art de nous reconnecter au vivant.
« La crise écologique actuelle est d’abord une crise de nos relations au vivant. Donc une crise de la sensibilité. Un appauvrissement tragique des modes d’attention et de disponibilité que nous entretenons avec les formes de vie. Une extinction discrète des expériences et des pratiques qui participent de l’évidence de faire corps, de se sentir chair commune avec le monde plutôt que viande bipède sous vide d’air. »
Alain DAMASIO, Enquêtes sur la vie à travers nous, février 2020, Actes Sud
Durant le confinement, une image de tableau circulait sur les réseaux sociaux : y figurait un écran d’ordinateur portant la mention magrittienne Ceci n’est pas un théâtre. En effet, passée la brève phase de sidération et de silence qui suivit la fermeture des établissements culturels et l’annulation de toutes les représentations, une offre vertigineuse de succédanés et d’artefacts de spectacles déferla. D’abord curieux devant les lectures au téléphone, captations, performances vidéos, répétitions filmées et journaux sonores en accès libre sur les sites culturels et les réseaux sociaux… nous nous révélâmes vite sur-sollicités et désenchantés. Ces soins palliatifs censés panser notre manque ou notre ennui ne rassasiaient pas notre besoin de vivant. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’apaisaient la pulsion de l’artiste de partager ses créations ou de rester visible. Las, les interfaces numériques échouaient à étancher notre soif de lien et de coprésence. Nous ne voulions pas être divertis, à distance et sans contact, mais retrouver la possibilité de vivre des émotions ensemble, au corps à corps, en chair et en os. Cernés par l’imaginaire de la mort et de la dématérialisation, nous désirions retrouver la « vie solide ».
Cela, les arts de la rue l’ont très tôt compris et ont souvent réagi en précurseurs. Dès le 26 mai, la Conjuration des Jardins faisait converger sur une place publique de Besançon cent cinquante silhouettes masquées et vêtues de noirs pour « réveiller les vivants » et par là-même l’essence du spectacle : (en présence d’un) public. Plutôt que de tenter de repriser la béance sur la toile, en 2.0, l’acte poétique et sa danse finale frénétique incarnaient, à proprement parler, notre besoin de reformer ces « communautés affectuelles », comme les nomme Michel Maffesoli : de célébrer des rituels de retrouvailles, de partage de plaisirs et d’imaginaires. Sans doute les arts de la rue sentaient-ils d’instinct que, sans « chair commune », leurs propositions ne passeraient pas l’écran. Que la théâtralité qu’ils fourbissent avec énergie nécessite d’éprouver physiquement notre présence au monde, de se frotter à l’Autre in real life, comme disent les natifs du numérique. C’est que, contrairement au théâtre « en salle », ils ont toujours composé avec la grande liberté de mouvement et d’expression de leurs spectateurs. Ils les voient.
La Conjuration des Jardins, Enterrer les morts / Réveiller les vivants, Besançon, 26 mai 2020