Xavier North, inspecteur général des affaires culturelles, et Paul de Sinety, chargé de mission pour la francophonie, ont remis en juin 2018 à la ministre de la culture leur rapport sur La Promotion des créateurs et auteurs issus des mondes francophones. A l’occasion de la 35e édition du festival des francophonies en Limousin, Françoise Nyssen le rendait public le 27 septembre dernier en annonçant une série de mesures, ainsi qu’un budget de 2 millions d’euros, en faveur de la création et des artistes du spectacle vivant francophones. Entretien avec les deux auteurs du rapport.
[ARTCENA] : Que révèle votre rapport au sujet de la création francophone actuelle ?
[Paul de Sinety] : Nous avons pu constater, à travers la consultation de 75 créateurs, artistes et directeurs de scène de l’Hexagone ou d’ailleurs, issus des mondes francophones, que s’il existe des actions très volontaires pour accueillir le spectacle vivant francophone en France, on en reste toutefois au stade de simples initiatives. En outre, il n’y a pas de vision globale pour permettre une meilleure diffusion de ces artistes et de ces œuvres sur le territoire national, ni, jusque-là, de politique claire capable d’accompagner une structuration du spectacle vivant francophone (concernant principalement les pays du Sud), de sa création jusqu’à sa diffusion dans les pays d’où les créateurs sont originaires, mais aussi sur le territoire national et à l’international.
[ARTCENA] : Dans quelle mesure la création francophone doit-elle être soutenue et renforcée ?
[Xavier North] : Nous avons donné une acception très large à l’adjectif « francophone », car il convient de soutenir tous les créateurs qui ont un lien avec la langue française, y compris les créateurs ultramarins. Tous partagent la même langue – étant entendu qu’ils peuvent en parler d’autres - mais ils viennent souvent d’ailleurs, et c’est cette altérité qu’ils peuvent introduire sur la scène française pour l’enrichir et faire évoluer les formes artistiques. Le théâtre français en a besoin pour se renouveler. Il faut accompagner et favoriser cet enrichissement en le soutenant par un ensemble de mesures concrètes – celles-là même que nous tentons de définir dans notre rapport – qui devrait permettre à ces créateurs de surmonter les obstacles auxquels ils se heurtent trop souvent encore lorsqu’ils veulent prendre pied sur les scènes françaises.
[Paul de Sinety] : Nous devons soutenir cet enrichissement parce qu’aujourd’hui en France, un grand nombre de Français se considèrent seulement français et non pas francophones. Mais les francophones, ce ne sont pas les autres ! Permettre cette rencontre autour de la langue française par des publics et des acteurs culturels très divers, c’est offrir une opportunité aux concitoyens en France de prendre conscience d’une appartenance commune à la francophonie. Il y a 15 ans, la « littérature monde » a permis de supprimer la discrimination qu’il pouvait y avoir dans les productions éditoriales, entre celles qui sont issues de l’Hexagone et celles qui sont écrites en français venues d’ailleurs. Dans les rayons des librairies, naguère on trouvait un rayon pour la littérature française et puis un autre réservé à la littérature francophone, dans lequel figuraient des auteurs issus des Antilles françaises ou d’Afrique subsaharienne… un pêle-mêle, en quelque sorte. Grâce au mouvement de la littérature-monde, un seul et même fonds a pu se créer dans les librairies dédiées aux littératures d’expression française. Nous souhaiterions obtenir ce même résultat pour le « Théâtre-monde de la langue française » et offrir ainsi une vitrine globale de création dramaturgique en langue française, quelles que soient les origines des auteurs.
[ARTCENA] : Quelles décisions le ministère de la Culture doit-il prendre en priorité ?
[Xavier North] : C’est tout un processus qu’il faut mettre en œuvre. Cela va du soutien apporté aux créateurs quand ils émergent, souvent sur le terrain même de leur émergence, ici ou à l’étranger, jusqu’à leur arrivée sur les scènes françaises. Dans l’intervalle, un travail d’écriture peut se faire dans des résidences d’artistes, d’où la nécessité de les mettre en réseau et de mettre en place un pôle de référence qui serait a priori La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Ensuite, tout un travail de production déléguée peut être accompli par des théâtres dont les responsables s’intéressent à ces questions. Enfin, il faut œuvrer pour la diffusion en France et c’est l’ONDA (l ’Office national de diffusion artistique) qui en a la meilleure expertise. De la même manière qu ’il existe une chaîne du livre, c ’est toute une chaine qui passe par la formation et la création, la production puis la diffusion, qu ’il convient de mettre en œuvre pour le spectacle vivant.
[Paul de Sinety] : Un autre point qui marquerait un affichage fort de la part du ministère en faveur de la création francophone comme de la diversité, serait celui d ’une politique très volontaire de nominations. Mais cette dynamique a déjà commencé avec la nomination d’Hassan Kouyaté pour le festival des francophonies en Limousin, ou encore celle de Jean-Pierre Baro à la Manufacture des Œillets à Ivry.
[ARTCENA] : La ministre a évoqué un soutien renforcé en direction des Francophonies en Limousin, de La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon et de Théâtre Ouvert. Comment faire en sorte que ces institutions n’enferment pas la création dans une poignée de lieux dédiés ?
[Paul de Sinety] : Ces trois acteurs ont entrepris un travail de longue date et constituent des pôles de référence qui correspondent parfaitement au processus de création, de diffusion et d ’exposition des œuvres théâtrales – n’oublions pas non plus la danse contemporaine pour laquelle le Centquatre-Paris se verrait confier de nouvelles missions d’accompagnement.
[Xavier North] : Nous soulignons dans ce rapport qu’il ne faut pas que ces trois arbres cachent la forêt. Cela nous a frappés, notre enquête révèle qu ’il existe en réalité un très grand nombre d ’institutions qui s ’intéressent à la création francophone. Pensons à David Bobée (CDN de Rouen), à Stanislas Nordey (TNS de Strasbourg) et à Nathalie Huerta (Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine), par exemple.
[Paul de Sinety] : Si ces trois pôles constituent des référents, ils ne doivent pour autant induire aucune forme d ’exclusivité. Encore une fois, il s ’agit surtout d ’engager une dynamique avec des acteurs identifiés sur lesquels on peut s ’appuyer et qui ont une réelle expertise sur des questions très spécifiques. Dans son annonce à Limoges, la ministre a clairement indiqué qu ’outre ces pôles de référence, un grand nombre de partenaires seraient accompagnés pour apporter des soutiens aux formations des professionnels du spectacle. Dans les pays du Sud, l’Institut français sera mobilisé au premier plan, mais nous comptons aussi sur l ’implication de l’ONDA – ce dernier aura pour mission d’agir en repérage des artistes ultramarins et des créateurs francophones venus d’ailleurs. Les spectacles retenus seront alors appuyés pour une meilleure diffusion en France, notamment via le mécanisme d’un fonds de garantie ou d ’avance sur recettes, encourageant les scènes françaises à « prendre des risques » dans leur programmation.
[ARTCENA] : Afin d’éviter la déperdition des travaux et des efforts entrepris par le passé, comment animer le réseau déjà existant et mettre en lien tous ces acteurs à travers ce dispositif ?
[Xavier North] : C’est justement ce qui a manqué jusqu’ici, et c ’est le constat du rapport : ces différents acteurs ne travaillaient pas ensemble et ils ne s’inscrivaient pas dans une stratégie globale. C’est pourquoi nous préconisons la constitution d’un véritable réseau – et c’est ce réseau multipolaire que nous avons désigné sous le nom de « Théâtre-monde de la langue française ».
[Paul de Sinety] : Il faut imprimer la marque de la francophonie au cœur même du ministère et de ses services. Cette dimension n’a jusqu’à aujourd’hui pas assez été prise en compte.
[ARTCENA] : Le Tarmac englobait toutes les disciplines du spectacle vivant, et non pas seulement le théâtre. Comment Théâtre Ouvert, dont la mission principale est liée à la circulation des textes, peut-il prendre sa suite et jouer la pluridisciplinarité ?
[Xavier North] : Il est parfaitement clair que Théâtre Ouvert ne prendra pas le relais du Tarmac dans toutes ses missions. C ’est la raison pour laquelle le dispositif que nous avons proposé s ’organise autrement, non pas autour d’un théâtre pluridisciplinaire installé à Paris et qui serait censé englober l’ensemble des fonctions de promotion, production, création et diffusion du théâtre francophone, mais bien autour de plusieurs pôles, sous la forme d’un dispositif en réseau dans lequel le projet de Théâtre Ouvert trouvera sa place.
[Paul de Sinety] : Théâtre Ouvert offrira un formidable réservoir de textes, d’écritures, en permettant aussi un accompagnement spécifique pour les jeunes auteurs. Hakim Bah1 , originaire de Guinée-Conakry, par exemple, sera prochainement présenté par Théâtre Ouvert, qui l’accueille déjà aujourd’hui en résidence.
[Xavier North] : Le travail sur les textes, qui était jusqu’alors presque exclusivement effectué sur des productions françaises, sera ainsi élargi à ces dramaturges venus des mondes francophones.
[ARTCENA] : La ministre a rappelé aussi les rôles importants de l’Institut français et de l’ONDA. Pour aller dans le sens de vos conclusions, quelles sont leurs missions respectives en matière de repérage et de diffusion des œuvres issues des mondes francophones ? Et comment bien les distinguer ?
[Xavier North] : L’ONDA et l’Institut français sont complémentaires. C’est vrai que l’on a longtemps eu du mal à savoir qui faisait quoi, mais la répartition des missions est très claire. L’Institut français a une double vocation, à la fois de coopération avec des structures étrangères dans une perspective de dialogue des cultures, mais aussi un objectif d’exportation de la création française sous toutes ses formes à l’international. Tandis que la mission de l’ONDA est inverse : il a vocation à importer vers la France, et donc à diffuser sur le territoire français, des créations francophones venues d’ailleurs. Et bien sûr, avant tout, à faire circuler des spectacles dans un contexte national et européen.
[Paul de Sinety] : À ce titre, l’ONDA va proposer aux programmateurs français des rencontres sur place à la fois dans les territoires ultramarins, mais aussi pour des destinations dans les pays francophones du Sud. À la suite d’un important travail de repérage, il aura pour mission d’accompagner ensuite les œuvres sur le territoire français.
[ARTCENA] : Vous préconisez une réorientation du programme « Afrique et Caraïbes en création » pour accompagner la formation et la création francophone auprès des opérateurs culturels des pays du Sud. Comment cela peut-il se concrétiser, notamment avec les structures et les événements existants, tels que les Récréâtrales de Ouagadougou, Mantsina sur scène à Brazzaville ou encore l’Univers des mots à Conakry ?
[Paul de Sinety] : Avec l’Institut français, nous identifions dans le rapport un certain nombre de structures et de festivals, principalement d’Afrique, susceptibles de donner un nouvel élan, notamment à la diffusion Sud/Sud, des œuvres des nouvelles générations de créateurs. C’est donc une véritable révolution copernicienne que veut mettre en œuvre, à travers une nouvelle politique, l’Institut français en favorisant les diffusions régionales panafricaines et en encourageant la professionnalisation des métiers du spectacle et des structures, sur place. L’enjeu est de se recentrer sur le travail de coopération. La saison des Cultures africaines, à l’horizon 2020, si attendue en France, portera tous ses fruits — mais à la condition qu’un important travail en amont et en Afrique puisse se réaliser d’ici-là.
[ARTCENA] : Dans votre rapport, vous dites qu’à terme il serait souhaitable de créer ex nihilo ou adossé à une structure existante un véritable «Théâtre national de la francophonie ». Comment rendre cette ambition envisageable ?
[Xavier North] : Nombre de créateurs nous ont fait remarquer que, lorsque l’on veut promouvoir une forme d’expression artistique, on lui confère un label national. Lorsque dans nos politiques culturelles, on a voulu favoriser la danse, on a créé un Centre national de la Danse. Idem en ce qui concerne la photographie pour revaloriser ce secteur. Si l’on considère qu’il existe une spécificité de la création théâtrale francophone et qu’elle mérite d’être promue comme telle, alors il faut aboutir à la création d’une institution de caractère national. Dans le domaine du théâtre, et à la suite du travail entrepris par Giorgio Strehler, une démarche analogue avait été engagée dans les années 1990 sous François Mitterrand, avec le Théâtre de l’Odéon devenu « Théâtre de l’Europe ». Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis, et nous devons imaginer un dispositif adapté au XXIe siècle, d’où ce travail en réseau que nous préconisons. En l’occurrence, nous nous sommes contentés de relayer une proposition faite par les créateurs francophones interrogés dans le cadre de notre rapport, mais il faut y réfléchir… À terme, cette entité pourrait en effet être créée ex nihilo ou bien il pourrait être envisagé de conférer cette vocation à un grand théâtre existant.
[Paul de Sinety] : À Paris ou en région… La piste est ouverte.
- 1Lauréat de l’Aide à la création du CNT en 2015