Milo Rau et le NTGent, théâtre national de Gand, dont il est le nouveau directeur, ont publié en mai dernier un manifeste encadrant la programmation artistique de la structure. Ce manifeste, inspiré du Dogme95 de Lars von Trier et Thomas Vinterberg, s’appuie sur le constat amer d’un échec relatif du modèle traditionnel des théâtres de ville et propose de le réinventer. ARTCENA propose dans ce numéro une traduction intégrale du Manifeste de Gand et de sa note préliminaire.
Note préliminaire
Toutes les institutions ont des règles, y compris le théâtre, mais elles ne sont presque jamais rendues publiques. Par exemple, dans presque tous les théâtres municipaux allemands, la règle tacite veut que les productions (lorsqu’il y en a) ne soient pas diffusées au-delà des frontières linguistiques - soit pour des raisons de coût, soit du fait de l’impossibilité de faire appel aux techniciens et acteurs nécessaires. Ceci s’applique également au texte des pièces : les classiques de l’époque bourgeoise sont toujours les mêmes, de Schnitzler à Ibsen en passant par Dostoïevski et Tchekhov. Les pièces nouvellement créées ou non européennes, de même que les comédiens amateurs ou de langue étrangère, ou encore les activistes ou les groupes indépendants, n’apparaissent que dans des programmations parallèles et dans de petites salles. Vous devez faire un choix : scène indépendante ou théâtre de ville, production ou diffusion, adaptations de classiques pour un public de classe moyenne ou cirque en tournée internationale pour une élite mondiale.
Or, même si vous choisissez le modèle local, la ville elle-même est constamment exclue du travail du « Stadttheater » (« Théâtre de ville ») par un ensemble de règles implicites. Elle ne participe au travail intellectuel et artistique du théâtre qu’à travers les médias et dans le cadre d’échanges formels ou de premières. Tout au plus au sein de quelques-unes des scènes dites « citoyennes » (« citizens’ stages »). Toutes les tentatives de repenser le modèle du théâtre de ville afin de conjuguer les modes de production municipaux, nationaux et internationaux, pour créer un cadre collaboratif permanent et ouvert vers l’extérieur, ont échoué en raison des limites implicites du système du « Stadttheater ». La tentative de Matthias Lilienthal à la Kammerspiele de Munich a maintenant été abandonnée par les politiciens1 .
Le premier pas vers le « théâtre de ville du futur » consiste donc à transformer les règles implicites en règles explicites - et les débats idéologiques en décisions concrètes. A quoi ressemble réellement un théâtre municipal du futur ? Qui y travaille, comment y répète-t-on, comment y produit-on et comment diffuse-t-on le résultat de ce travail ? Comment traduire dans un ensemble de règles le désir de développer des modes de production sans contrainte, des créations collectives et contemporaines, pour une troupe de théâtre qui ne dresse pas seulement la critique d’un monde globalisé, mais qui le reflète et l’influence ? Comment forcer une institution qui a vieilli à se libérer et à redevenir ces planches qui « représentent le monde » ?
Bien sûr, « le papier est patient ». Il n’y a pas de critique des faits en dehors de la pratique, ou comme Godard l’a dit un jour: « Vous ne pouvez critiquer un film qui vous semble mauvais qu’avec un autre film, peut-être meilleur ». Dès la saison 2018/19, nous reprendrons donc la direction artistique du NTGent, un théâtre municipal belge de taille moyenne avec trois salles. Au cours de la première saison, en plus de la mise en place d’un programme de résidences d’artistes et d’une série d’actions politiques, nous développerons huit nouvelles productions théâtrales et chorégraphiques et nous produirons ou coproduirons 41 autres créations. Toutes les productions du NTGent sont soumises au Manifeste de Gand, un ensemble de 10 règles créées l’année dernière dans le cadre de l’élaboration de la programmation. Ces règles s’appliquent à tous les domaines de notre projet d’un « théâtre de ville du futur », des questions de paternité aux questions de diversité et d’inclusion en passant par les questions de diffusion. En dehors de la première règle, il s’agit d’exigences exclusivement techniques, à l’instar du « Vœu de Chasteté » du Dogme952 , qui a été publié il y a plus de 20 ans. Et bien entendu, cet ensemble de règles, qui se limite au processus de production et de diffusion, devra être complété par d’autres domaines sur la base d’expériences futures - par exemple en ce qui concerne la place des classiques non européens dans la programmation ou la composition du personnel non artistique du théâtre.
Quoi qu’il en soit, pourquoi un Français, un Brésilien ou un Allemand - ou même un Bruxellois ou un Oslois - s’intéresserait-il à la manière dont les pièces sont montées au Théâtre de Gand ou à la manière dont les films sont réalisés au Danemark ? Les manifestes et les dogmes ne sont-ils pas toujours une contrainte? C’est vrai: Le Manifeste de Gand est une contrainte - pour le théâtre, mais surtout pour nous qui y travaillons. Il n’est pas agréable de se réveiller le premier jour de répétition sans texte, avec une troupe multilingue, et non au sein d’une salle de répétition entièrement équipée, mais dans le nord de l’Iraq. D’un point de vue purement technique et purement organisationnel, cela signifiera qu’il faudra que nous nous dépassions en permanence pour suivre ces règles. Et comme pour le Dogme95, il se peut qu’aucune production du NTGent ne réponde à l’ensemble des 10 règles.
Mais il vaut toujours mieux discuter de nouvelles règles, et surtout de règles connues, que de continuer, séparément, en silence, à suivre des règles non écrites et pourtant d’autant plus efficaces. Surtout, il vaut mieux le faire concrètement, sur la base d’un théâtre véritablement tourné vers la ville et sur la base d’un travail concret. Ensemble, ouverts, vulnérables. En espérant faire un peu mieux à chaque pas et apprendre ensemble de nos échecs.
- 1À ce propos, voir notamment cet article publié en mars 2018 par la radio nationale "Deutschlandfunk Kultur": ["Das Experiment ist zu Ende", Susanne Burkhardt]
- 2Le "Dogme95" est un manifeste écrit en 1995 par les réalisateurs danois Lars von Trier et Thomas Vinterberg. Ce manifeste, écrit en réaction au modèle des superproductions, propose un ensemble de directions que les réalisateurs tentent de respecter dans leurs différentes productions.
Le Manifeste de Gand
[Un] : Il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle.
[Deux] : Le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public.
[Trois] : La paternité du projet incombe entièrement à ceux qui participent aux répétitions et aux représentations, quelle que soit leur fonction – et à personne d’autre.
[Quatre] : L’adaptation littérale des classiques sur scène est interdite. Si un texte – qu’il émane d’un livre, d’un film ou d’une pièce de théâtre – est utilisé, il ne peut dépasser plus de 20% de la durée de la représentation.
[Cinq] : Au moins un quart du temps des répétitions doit se dérouler hors d’un espace théâtral, sachant que l’on entend par espace théâtral tout lieu dans lequel une pièce de théâtre a déjà été répétée ou jouée.
[Six] : Au moins deux langues différentes doivent être parlées sur scène dans chaque production.
[Sept] : Au moins deux des acteurs sur scène peuvent ne pas être des acteurs professionnels. Les animaux ne comptent pas, mais ils sont les bienvenus.
[Huit] : Le volume total du décor ne doit pas dépasser 20m3 , c’est-à-dire pouvoir être transportable dans une camionnette de déménagement conduite avec un permis de conduire normal.
[Neuf] : Au moins une production par saison doit être répétée ou présentée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure culturelle.
[Dix] : Chaque production doit avoir été montrée dans minimum dix lieux répartis dans trois pays au moins. Aucune production ne pourra quitter le répertoire de NTGent avant d’avoir atteint ce nombre.
Gand, le 1er mai 2018