L’existence d’un répertoire, comme « corpus d’œuvres [...] faisant référence » destiné à dépasser le temps de l’éphémère, ne semble pas aller de soi quand il s’agit de cirque. Et pour cause, il n’existe pas. Mais quelle est l’utilité d’un répertoire d’œuvres ?
Il a une fonction documentaire et patrimoniale sur lesquelles peuvent ensuite s’appuyer un travail artistique (relectures, réinterprétations, adaptations…), un travail académique (analyses et recherches) ou de communication (diffusion vers le grand public). Alors que le cirque a toujours fait sans, pour quelles raisons pourrions-nous considérer les choses de manière différente aujourd’hui ? Si depuis ses origines, il existe une mémoire du cirque, faite de traces matérielles, écrites ou iconographiques, la question de la constitution de son répertoire est récente. Du numéro traditionnel au cirque d’auteur, le monde circassien présente de multiples facettes. Leur dénominateur commun : l’utilisation du mouvement comme langage et le geste exceptionnel comme mode d’expression. Dans les années 70, le « nouveau cirque » amène une diversification du genre. Il permet l’émergence de la notion d’auteur de cirque et la reconnaissance des créations circassiennes comme œuvres. Elle est confirmée institutionnellement par la création d’un répertoire « cirque » au sein de la SACD en 2002.
Quel répertoire des œuvres de cirque ?
Quelles pièces entreront au répertoire pour devenir intemporelles ? Il est certain que seuls les créateurs qui s’interrogent sur la conservation de leurs pièces et s’en donnent les moyens matériels, pourront passer l’épreuve du temps car leurs créations pourront être connues par les générations futures.
Le répertoire d’œuvres a comme unité constitutive la pièce de répertoire. La création et la production d’une œuvre en est la première étape. Son accession au rang de pièce de répertoire implique la possibilité de sa représentation à travers le temps, des distributions variées ou des ré-interprétations.
En ce qui concerne les arts du cirque, l’idée du répertoire avec ses considérations patrimoniales d’archivage et de reproduction rencontre un certain nombre d’obstacles liés à la nature même de la création circassienne.
Historiques d’abord car si l’histoire du cirque est ancienne, les notions d’auteur de cirque et d’œuvre sont récentes. De plus, si les outils pour l’écriture d’une pièce sont personnels, les transcriptions1 sous forme de partitions lisibles par tous sont rares.
Culturels ensuite, puisque les artistes eux-mêmes tendent à considérer leurs créations comme éphémères et indissociables de leur interprétation. Cela est lié au processus même de la création, qui s’ancre le plus souvent dans une recherche individuelle. Cette indissociation des fonctions d’auteur et d’interprète ne facilite pas la distanciation, préalable nécessaire à une reprise ultérieure par un tiers. Cette dernière est d’ailleurs peu envisagée, que ce soit en amont ou en aval de la création. Pour toutes ces raisons, dans les arts di cirque, l’œuvre ne se concrétise que rarement en une écriture fixée, comme celle du théâtre.
Philosophiques et politiques aussi, parce que la création d’un patrimoine écrit et constitué amène le cirque sur le chemin des arts dits savants, politiquement et socialement acceptable par le monde culturel. Or, une partie des artistes revendiquent le cirque comme art à part, un art marginal, qui existe dans l’instant même de la représentation, et dont la fragilité de l’instant ferait l’esprit et le rendrait immortel. La création d’un répertoire classé et organisé sous forme de partitions est donc un enjeu controversé.
Economiques enfin, car l’exploitation d’un spectacle par une compagnie cesse souvent avec l’apparition d’une nouvelle création. De plus, le processus de suivi documentaire de la création pour sa conservation a un coût qui, dans le contexte actuel, ne peut que rarement être intégré dans un budget de production.
- 1Adaptation d’une œuvre à un médium pour lequel elle n’a pas été écrite initialement, en incluant tous ses aspects (mouvement, espace, temps, rythme, accessoires, identification des personnages)
Apprentissage et transmission
Traditionnellement, l’artiste de cirque apprenait en famille. L’apparition des écoles de cirque dans les années 70, mais surtout l’ouverture du Cnac en 1985, annoncent une rupture. Dorénavant, la performance doit faire sens et l’artiste doit devenir un interprète autant qu’un créateur. Le spectacle de fin études « Le Cri du Caméléon », chorégraphié par Joseph Nadj, en est un exemple marquant.
Si aujourd’hui dans les écoles supérieures de cirque, l’histoire de l’art et celle du cirque sont enseignées, l’approche reste théorique. L’enseignement de pièces du répertoire permettrait à l’étudiant de comprendre et connaître l’histoire de son art à travers un ressenti corporel. Dans les autres disciplines artistiques, l’élève passe de manière incontournable par l’étude des références majeures de son art. Apprendre, comprendre, ressentir la construction de celles-ci lui permet d’affiner son savoir-faire, prémisse au développement d’une écriture personnelle.
Poursuivant un travail amorcé lorsqu’il dirigeait l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque de Bruxelles, Gérard Fasoli, directeur du Cnac, a fait valoir l’existence de pièces de répertoire et a introduit cette notion au programme de l’école, avec une reprise du spectacle Le Grand C de la Cie XY en 2014. Devenu Le petit C et mis en piste par les artistes de la Cie, le spectacle reprend le canevas2 et les techniques acrobatiques d’origine, tout en intégrant les spécialités des étudiants. Il leur offre l’opportunité de jouer une œuvre de répertoire pour la première fois.
Compagnie xy, Le grand C, 2010
- 2Trame et/ou déroulement d’un spectacle
Créations et reprises
Pour toutes les disciplines circassiennes, le processus de création s’appuie sur un répertoire de figures3 . Celles-ci vont être assemblées pour former une chorégraphie, un numéro4 , un spectacle. Ainsi chaque discipline a un répertoire de figures classiques, comme par exemple La sirène au trapèze ou La cascade pour le jonglage.
Dans sa forme classique, le cirque est une succession de numéros d’artistes différents. Mais un numéro n’est-il pas une œuvre en soi ? Certains sont si célèbres, qu’ils sont devenus des numéros de répertoire : ceux des clowns par exemple ou le numéro équestre La Poste.
Numéro de La Poste par Emilien Bouglione
Cela se vérifie aussi dans le cirque contemporain. En 2009, le Cirque du Soleil intègre dans son spectacle OVO un numéro de banquine et trapèze volant crée en 1990 par la troupe russe Stankeev. Cette reprise est intégrale (de la chorégraphie au matériel) et reconnue puisque des droits d’exploitation sont acquittés. Fred Gérard, alors concepteur-équipement au Cirque du Soleil, parle de cirque de répertoire pour cette création.
Les Stankeev, flying trapeze with acrobatics, 1991
La compagnie Transe Express tourne sa création Mobile Homme depuis 1991. Cette durée implique un roulement de la distribution et induit donc une transmission de l’œuvre. Il est intéressant de noter que cette passation de rôles acrobatiques a généré des adaptations de l’œuvre en fonction des propositions des interprètes. Dix ans après Extraballes, Jérôme Thomas l’adapte pour d’autres interprètes sous le titre IxBE. En 2009, des élèves des quatre écoles professionnelles (Cnac, ENC, ESAC, Circus space) réinterprètent le spectacle In Vitro crée en 1999 par Archaos. Occasion pour Guy Carrara et Rachel Andrade, directeurs d’Archaos, de relancer le débat sur la question du répertoire.
Compagnie Jérôme Thomas, IxBE, 2000
Même s’ils sont encore rares, ces exemples attestent que les arts du cirque entrent dans une nouvelle phase de leur développement.
Cependant, si elles préfigurent un répertoire, ces reprises, sont mises en piste par leurs créateurs d’origine et bénéficient donc de leur mémoire. Faillible par nature, cette dernière risque de disparaître en même temps qu’eux.
- 3Suite de mouvements qui forment un ensemble. Souvent, ces figures portent le nom de l’artiste qui les a inventées
- 4Courte chorégraphie de cirque, le plus souvent constitué d’une technique (jonglage, trapèze, main-à-main) ; une succession de numéros forme un spectacle de cirque dans sa forme traditionnelle
Création d’une patrimoine culturel
Un autre enjeu lié à la constitution d’un répertoire est sa dimension patrimoniale.
Si les arts du cirque sont aujourd’hui reconnus comme un art majeur, leur inscription dans une histoire écrite dépend de la conservation des œuvres. Or, si riche et variée elle soit-elle, la création d’aujourd’hui ne dispose pas d’une écriture commune, capable d’en retranscrire les nuances. Un tel outil, en enregistrant les caractéristiques de chaque œuvre, pourra en garantir la conservation à travers le temps, et donc la constitution progressive d’un patrimoine des arts du cirque. Le patrimoine de cirque pourra être rendu saisissable par un support écrit.
Les véritables partitions de spectacles n’existent que rarement, il y a néanmoins quelques tentatives de mise en forme.
La collection Scénogrammes des Editions l’Entretemps, par exemple, se veut une « bibliothèque de répertoire ouverte aux diverses formes du spectacle vivant (…). L’idée du répertoire ne se limite donc pas au texte à jouer, mais s’étend à tout support d’interprétation : transcriptions scéniques, adaptations, partitions, canevas, notations codées, didascalies, indication du jeu, etc. ».
Le chant des Balles, d’Eric Bellocq, Jean-Michel Guy et Vincent de Lavenère aux mêmes éditions est un livre bien singulier. Il tente de constituer une véritable partition du spectacle : la portée musicale est annotée de photos, dessins et définitions des figures du jonglage.
Certains artistes, comme le directeur du Cirque Plume Bernard Kudlak, assemblent des carnets de création. Ce sont des recueils documentant la genèse et le cheminement de leurs créations. D’autres, comme le Cirque du Soleil ou la Compagnie Dragone, établissent des bibles de production, destinées à encadrer une potentielle reprise.
Ces exemples illustrent un paradoxe : le cirque est un art de mouvement ; or, les moyens de sa transcription (écriture latine, iconographie, solfège etc.) restent empruntés à d’autres arts qui rendent difficilement compte de la nature même des œuvres.
Les dieux du Nénuphar. Table ronde sur la transmission du jonglage
Auteur : Jean-Michel Guy
Arts de la piste n°15, janv. 2000
Outils et méthodes de transcription et conservation
Aujourd’hui, la plupart des pièces de cirque sont conservées sous forme de captation vidéo. Le centre de ressources ARTCENA, le Cnac, l’INA et la BNF collectionnent et conservent chaque vidéo qui leur est confiée. Ce support témoigne de l’histoire de l’interprétation d’une œuvre et du regard du vidéaste sur la pièce.
La transcription écrite d’une pièce – sa partition – enregistre ses caractéristiques quant au mouvement, à la rythmique et à l’espace.
Issue de la danse, l’application de la notation du mouvement Benesh aux arts du cirque est actuellement menée au Cnac par Kati Wolf. L’objectif de cette recherche est, à terme, de créer un dictionnaire illustré des disciplines circassiennes pour faciliter la transcription (mais aussi la composition) des créations. Certaines partitions ont déjà été réalisées : numéro de trapèze dans Mobile Homme de Transe Express ou extrait du Grand C de la Cie XY par Kati Wolf et d’une partie du Murmure du coquelicot de la Cie Les 7 Doigts de la main par Virginie Guichard.
D’autres systèmes de notation ont été inventés spécifiquement pour une discipline, comme le side-swap utilisé par la communauté internationale de jongleurs ou le programme eMotion développé pour les Objets Volants par l’artiste Adrien Mondot. Quant aux arts aériens, Cécile Mont-Reynaud et Sébastien Bruas avec le concours de Jean-Michel Guy ont testé sur Petites Histoires en l’air…, un nouveau genre de transcription.
Actuellement, les artistes de cirque cherchent donc à décrire ou à codifier leurs créations. Ces transcriptions tendent vers une exactitude qui rendra possible la transmission et donc la constitution d’un patrimoine/répertoire.
La Choréologie, Dany Lévêque, 2011
Quand le cirque rencontre la danse
Autrices : Agathe Dumont et Kati Wolf
Memento n°3, oct. 2011
La constitution d’un répertoire
Si le cheminement des arts du cirque mène vers la création d'un répertoire, il faut plusieurs étapes pour sa réalisation :
- La collecte, l’identification, la classification (indexation) et le stockage des traces, quelle que soit leurs formes.
- L’écriture des partitions des créateurs. Pour cela, il faut une volonté des auteurs de cirque d’aujourd’hui, mais aussi un soutien financier et logistique. Cela peut se faire, comme pour la danse, à l’initiative des auteurs et des compagnies créatrices et être soutenu par les institutions.
- Leur intégration dans la base de données existante.
- La mise à disposition au public (artistes, chercheurs, écoles, grand public).
Mise en partition et mise en oeuvre : un double mouvement
Auteur : Simon Hecquet
Arts de la piste n°6, juin 1997
En un quart de siècle les arts de la piste ont engendré de nombreuses œuvres. Si chacune a laissé un éventail de traces, conservées de manière disparate, les véritables transcriptions sont très rares. Aujourd’hui la réflexion des artistes, des représentants des institutions culturelles et des acteurs de la conservation patrimoniale convergent en un point : la construction d’un répertoire devient important, malgré les différents points de vue sur la question. Ce consensus n’est pas une fin en soi. Il soulève de nombreuses questions et rend nécessaire une réflexion approfondie, pêle-mêle : Quelles œuvres méritent d’être conservées ? Quel genre de transcription choisir ? Comment organiser un répertoire ? Comment le conserver ? La constitution d’un répertoire changera t-il la perception du public ? Le cirque y perdra t-il son âme ? Quels pourront être les conséquences pour la création artistique ?
Tradition orale, transmission écrite
Autrice : Jacqueline Challet-Haas
Arts de la piste n°6, juin 1997
Pour aller plus loin
- BELLOCQ Eric, GUY Jean-Michel, DE LAVENÈRE Vincent, Le Chant des balles, L’Entretemps, coll. Ecrits sur le sable, 2004
- BUTOR Michel, LOSSEAU Valentine, Les chants de la gravitation, L’Entretemps, coll. Scénogrammes, 2012
- CAILLEAU Gilles, Fournaise, un spectacle de la compagnie Attention Fragile, Editions Les Cahiers de l’Egaré, 2008
- CARRARA Guy, In Vitro ou La Légende des clones, L’Entretemps, coll. Scénogrammes, Canevas, 2009
- DURAND Frédéric, PAVELAK Thierry, Le Corps jonglé, L’Entretemps, coll. Ecrits sur le sable, 2004
- GALLARD Johanna, Territoires inimaginaires, L’Entretemps, coll. Scénogrammes, Canevas, 2006
- GOUDARD Philippe, Anatomie d’un clown, L’Entretemps, coll. Scénogrammes, Canevas, 2005
- LÉVÊQUE Dany, Angelin Preljocaj de la création à la mémoire de la danse, Éditions Les Belles Lettres / Archimbaud, 2011
- MIRZABEKIANTZ Éliane, Grammaire pour la notation Benesh, CND, coll. Cahiers de la pédagogie, 2000
- MONDOR Julie, NEAL Tom, VIDAL Jordi L., GUY Jean-Michel, ISRAËL Nathan, [Taïteul] n°33, L’Entretemps, coll. Scénogrammes, 2009
- SETH Brigitte, MONTLLO-GUBERNA Roser, Rosaura, Editions L’œil d’or, 2009